Afrique noire (littérature d’) / Afrique noire (grand prix littéraire d')
Afrique noire (littérature d’). On s’accorde généralement à reconnaître que le roman de René Maran, Batouala, en 1921, est le coup d’envoi de la littérature nègre, sans doute en raison du retentissement de cet ouvrage couronné par le prix Concourt et dont la préface, jugée insultante, déclenche un scandale au sein de la classe politique. Dans son hommage posthume à René Maran, Léopold Seng-hor soulignera le rôle de pionnier joué par l’écrivain guyanais : « Après Batouala on ne pourra plus faire vivre, travailler, aimer, pleurer, rire, parler les Nègres comme les Blancs. » Toutefois, Maran ne fut pas seul à témoigner de « l’âme noire », et l’on doit mentionner nombre d’œuvres romanesques qui illustrent l’émergence d’une littérature africaine en langue française, Les Trois Volontés de Malick (1920) d’Amadou Mapaté Diagne, Force-Bonté (1926) de Bakary Diallo, L'Esclave (1930) de Félix Couchoro, Karim (1935) d’Ousmane Socé et enfin Doguicimi (1938) de Paul Hazoumé. Ces livres à caractère ethnographique ont en commun d’être dus à des écrivains marqués par le système éducatif français, en particulier à l'École normale William Ponty, et qui s’en réclament ouvertement, à l’exception notoire de Batouala — et c’est peut-être là le plus grand objet de scandale. Tous ces textes
sont précédés d’avant-propos de hauts fonctionnaires ou de personnalités proches de l’administration coloniale, qui cautionnent ainsi des œuvres peu différentes de la production coloniale. On voit donc percer ce qu’on appellera bientôt la littérature « indigène ». L’un de ses grands promoteurs fut Charles Béart qui, comme directeur de l’École normale William Ponty, encourageait les élèves à écrire et à représenter des textes dramatiques inspirés du modèle africain et du modèle français : Molière et la veillée de contes. Il faut aussi rappeler le rôle joué par les hommes et les idées venus d’outre-Atlantique. À l’impact des Âmes noires, le livre fondateur de W.E.B. Du Bois {The Soul of Black People, 1903), se conjugue dans les années vingt l’influence des poètes de la négro-renaissance de Harlem, que l’anthologie The New-Negro compilée par Alain Locke avait contribué à faire connaître. D’Haïti parviennent les échos de la Revue des griots, dont les rédacteurs, Jean-Price Mars en tête {Ainsi parla l’oncle, 1928), promeuvent le retour aux valeurs ancestrales nègres. C’est dans ce climat que vont éclore à Paris de petites revues, la Revue du monde noir, Légitime Défense et L Etudiant noir, où, réclamant la fin des « singeries littéraires », Senghor propose un cadre nouveau à la création et à l’action pour le monde noir en général, l’humanisme nègre, que désignera bientôt le néologisme négritude, forgé par Aimé Césaire. Fidèle au programme que lui assignent ses fondateurs : « la possibilité, en créant des œuvres d’art, de faire reconnaître et respecter la civilisation négro-africaine », la négritude sera à l’origine de la grande flambée lyrique qu’illustrent les recueils poétiques de Damas {Pigments, 1937 ; Graffiti, 1952 ; Black Label, 1956), Césaire {Cahier d’un retour au pays natal, 1947) et Senghor {Chants d’ombre, 1945 ; Hosties noires, 1948; Éthiopiques, 1956), et dont l’un des temps fort fut la publication, en 1948, de la Nouvelle Anthologie de la poésie nègre et malgache de langue française, préfacée par Sartre. Dans ce texte, intitulé « Orphée noir », Sartre utilise la métaphore de la descente aux enfers, désignant couramment la quête du poète noir à la recherche de son identité, et se fait le héraut des hommes du monde noir, célébrant avec lyrisme le surgissement de leur parole poétique et contribuant ainsi à faire connaître le mouvement inauguré par Césaire, Senghor et Damas.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, une coupure apparaît, à la fois politique et intellectuelle, dans l’histoire de la littérature africaine. En 1946, à Bamako, le congrès constitutif du Rassemblement démocratique africain (RDA) orchestre l’entrée en scène des futures élites politiques du continent, tandis qu’à Paris, un an plus tard, la création de la revue Présence africaine répond à la volonté d’Alioune Diop et de ses amis d’être les porte-parole de la génération de la décolonisation. Cette période féconde est aussi celle où, remisant kôras et balafons au profit des jeux politiques, les caciques de la négritude laissent la voie libre aux romanciers. La décennie 1950-1960 se révèle particulièrement favorable à la création romanesque, qui paraît s’orienter selon trois grands axes, la contestation du système colonial, l’exaltation du passé et l’évocation de la rencontre Afrique-Occident. Ville cruelle (1954) et Le Pauvre Christ de Bomba (1956) du Camerounais Mongo Beti dépeignent de manière tragi-comique la dégradation de la société traditionnelle au contact de l’Europe, et plus particulièrement des Églises, tandis que Ferdinand Oyono s’attache, dans Une vie de boy et Le Vieux Nègre et la médaille (1956), à dénoncer avec humour l’hypocrisie du discours colonial. Mais cette remise en question du système s’accompagne en retour d’une exaltation du passé précolonial, dont on célèbre à l’envi les trésors de la mémoire populaire (Les Contes d’Amadou Koumba, 1947, de Birago Diop; Le Pagne noir, 1955, de Bernard Dadié) et les grandes figures emblématiques, telles Soundiata (I960), héros de l’épopée mandingue que fait revivre Djibril Tamsir Niane. C’est pourtant dans le présent que les nouvelles générations doivent situer leur destin, matérialisé le plus souvent par la rencontre symbolique avec l’école occidentale qui est au cœur d’une série de romans de formation, L'Enfant noir (1953) de Camara Laye, Climbié (1956) de Bernard Dadié et L'Aventure ambiguë (1961) de Cheikh Hamidou Kane.
L’accès à la souveraineté nationale des
anciennes colonies d’AOF et d’AEF, au tournant des années soixante, ne constitue pas une véritable césure dans la production littéraire. Il faut attendre 1968 et la publication simultanée du roman de Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence — qui fait voler en éclats le mythe de la grande fraternité nègre — et de celui d’Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances — cinglante et truculente dénonciation de l’imposture des indépendances — pour que se manifestent les premiers signes d’un désenchantement qui n’a fait, depuis lors, que se confirmer, donnant ainsi naissance à une littérature placée sous le signe du malaise, de l’échec et de la violence. Qu’il s’agisse de La Carte d’identité (1980) de Jean-Marie Adiaffi, de La Vie et demie (1979) et de L'Etat honteux de Sony Labou Tansi, du Jeune Homme de sable (1979) de Williams Sassine, du Pleurer-rire d’Henri Lopès (1982), des Crapauds-brousse (1979) de Tierno Monénembo, ou encore de Ces fruits si doux de l'arbre à pain (1987) de Tchicaya U Tarn ’Si, toutes ces œuvres mettent en scène des personnages désemparés face aux difficultés de survivre dans une société frappée à la fois par l’effondrement des valeurs traditionnelles et l’expression d’un pouvoir totalitaire incarné par quelques bouffons sanguinaires aux noms sinistrement évocateurs ou résolument dérisoires. Mais en dehors des geôles et des camps de la mort qui dessinent un goulag tropical, la violence est également présente tantôt dans le discours officiel, tantôt dans la persistance d’institutions surannées qui écrasent l’individu, particulièrement la femme, comme on le voit dans le roman de Mariama Bâ, Une si longue lettre (1979).
L’expression des femmes d’Afrique noire n’est pas le moindre événement de ces dernières années. Des essais tels que La Parole aux négresses (1978) d’Awa Thiam, ou des romans comme ceux d’Aminata Sow Fall, Le Revenant (1976), La Grève des Battu (1979), de Ken Bugul, Le Baobab fou (1978) ou encore de la véhémente Calixthe Beyala, C'est le soleil qui m’a brûlée (1987), Seul le diable le savait ( 1990), Asseze l'Africaine (1994), illustrent la naissance d’une littérature féminine, sinon féministe, africaine.
Le désir identitaire, qui oriente la plupart des productions romanesques contemporaines, révèle le désordre d’une société dont les repères ont disparu. Les personnages conçus par les romanciers semblent flotter entre deux mondes, à la manière du héros imaginé par Mudimbe dans son roman Entre les eaux (1973). Le destin de la plupart d’entre eux cesse désormais de coïncider avec celui de la communauté à laquelle ils appartiennent — mais appartiennent-ils encore à quelque chose ? Tous sont voués à la solitude ou à la marginalité, en particulier le fou, figure récurrente, chez Monénembo, Tchicaya, Sony Labou Tansi.
Si le motif politique prédomine dans la fresque que les écrivains brossent de l’Afrique, leurs stratégies narratives ont évolué et empruntent de plus en plus à la fable, à l’allégorie, à la parabole. C’est certainement dans le champ scriptural que se manifeste de la manière la plus spectaculaire, chez les poètes (Paulin Joachim, Tchicaya, Jean-Baptiste Tati-Loutard, Bernard Zadi-Zaourou), les dramaturges (Werewere Liking, Sylvain Bemba) et chez les romanciers, la volonté d’inventer une poétique nouvelle. Refusant la fausse alternative entre allégeance servile à des modèles occidentaux et fétichisme de la tradition, les écrivains entendent en effet assumer pleinement leur condition de créateurs. Ils manifestent désormais la plus vive réticence à l’égard de ceux qui les sommaient naguère d’être les accoucheurs de l’Histoire. À une écriture de la politique succède donc aujourd’hui une politique de l’écriture, contribuant ainsi à la floraison de récits et de dramaturgies baroques et polyphoniques dans lesquels fantaisie, humour et dérision ont leur place (comme dans la truculente Trilogie de Kouta, de Massa Makan Diabaté) et qui offrent les plus sûrs moyens d’exorciser la déshumanisation d’une Afrique livrée à ses démons.
Les efforts de diffusion de la littérature africaine actuelle sont particulièrement sensibles dans le domaine du théâtre. Il faut signaler l’importance du concours théâtral interafricain, organisé par Radio France internationale, et celle de l’entreprise conjointe du Théâtre international de langue française (TILF) et du Festival international des francophonies de Limoges, dont le rayonnement permet d’assurer à la dramaturgie africaine contemporaine la place qui lui revient.
Afrique noire (grand prix littéraire d). Créé en 1960 par Jean d’Esme, pour remplacer les prix littéraires de l’AOF et de l’AEF, le grand prix littéraire d’Afrique noire, décerné par l’Association des écrivains de langue française (ADELF), récompense chaque année un romancier, un dramaturge ou un essayiste africain. Parmi les lauréats, on relève les noms de Cheikh Hamidou Kane (pour L'Aventure ambiguë, 1962), Bernard Dadié {Patron de New York, 1965), Olympe Bhêly-Quenum {Le Chant du lac, 1966), Francis Bebey {Le Fils d’Agatha Moudio, 1968), Henri Lopès {Tribaliques, 1972), Alioum Fantouré {Le Cercle des Tropiques, 1973), Amadou Hampaté Bâ {L'Etrange Destin de Wangrin, 1974), Aminata Sow Fall {La Grève des Battu, 1980), Jean-Marie Adiaffi {La Carte d'identité, 1981), Sony Labou Tansi {L'Anté-peuple, 1983), Ahmadou Kourouma {Monnè, outrages et défis, 1990), Calixthe Beyala {Maman a un amant, 1994), Abdourahman Waberi {Cahier nomade, 1996).
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