AUBIGNÉ Agrippa d' 1552-1630
AUBIGNÉ Agrippa d' 1552-1630
Poète lyrique, poète épique, et romancier, né à Saint-Maury en Saintonge. Huguenot peu banal, d’Aubigné ne ressemble guère à l’image du rigoriste hâve et revêche qu’à l’ordinaire évoquait - pour ses adversaires - le réformé. Cet homme heureux a tout pour lui : vitalité, verve (éclatante et féroce à la fois), générosité, fantaisie, panache. Il se paie même le luxe d’être débauché, à l’époque où la cour du roi de Navarre, momentanément catholique, est corrompue par « l’Escadron volant », c’est-à-dire les filles d’honneur de la reine mère (laquelle encourage méthodiquement les galanteries, dans le but de séduire, sinon de réduire, les opposants). Par mégarde, on a cru trop vite sur parole l’édifiante biographie que le poète, en sa vieillesse, a retracée lui-même (Mémoires, 1629, réédités en 1928) ; en fait, le jeune Agrippa, dont l’appétit de savoir est au demeurant gargantuesque (théologie, magie, histoire, sciences, langues enfin, vivantes et mortes, y compris l’hébreu), déserte sa chambre d’étude, la nuit, pour aller, pieds nus et en chemise, se battre avec ses frères huguenots. D’abord piéton, puis argoulet (c’est-à-dire arquebusier à cheval), il se retire sur ses terres après la paix de Saint-Germain. Une brève idylle avec Diane Salviati - nièce de cette Cassandre Salviati que Ronsard avait chantée - lui inspirera son premier chef-d’œuvre, Le Printemps, un recueil de vers, gai et frais comme son titre ; poèmes d’amour sincère, au surplus, car le poète a été repoussé. (De son vivant, le livre ne sera pas publié, ce qui est sans doute un assez bon indice de l’authenticité d’une passion.) Puis il retourne guerroyer aux côtés d’Henri, roi de Navarre, dont il sera le conseiller et l’ami intime. Après un premier mariage, il suit encore le futur Henri IV jusqu’à l’abjuration de 1593. Découragé, il abandonne le métier des armes pour s’adonner, en professionnel désormais, à la littérature ; quitte son pays pour Genève, ville sainte des réformés (1620) ; se remarie à soixante-dix ans avec une charmante veuve qui, pour sa part, en a quarante-neuf (n’a-t-il pas écrit dans le IVe chant de son poème : Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise?) ; se fait rabrouer par le Petit Conseil de Genève pour un ouvrage romanesque un peu trop gaillard (Les Aventures du baron de Fœneste, 1629) et meurt, oublié par ses compatriotes.
Sa production est aussi vaste que variée. L'Histoire universelle dédiée à la postérité (1616-1620) reste, malgré le titre, fort limitée dans son sujet. Ce n’est là qu’un récit des guerres de religion dont il a été le témoin, et, bien souvent, l’acteur. Moins bien inspiré quand il est seul en scène, il donne au public, peu de temps avant sa mort, ses Mémoires sous le noble titre de Vie à ses enfants. Ces fils d’ailleurs, à qui Agrippa se propose d’enseigner le chemin de la vertu, étaient, l’un, bâtard, l’autre maître chanteur, « franc-monnayeur », et, pis encore pour notre poète, mécréant (il sera, en outre, père de la marquise de Maintenon, née Françoise d’Aubigné). La Confession catholique de Sancy, de même que Les Aventures du baron de Fœneste, nous révèlent un autre aspect : l’humoriste. C’est une satire dirigée contre les protestants repentis, qui publiaient force apologies de leur abjuration. Quant à L'Hiver, ou mieux : L'Hiver du sieur d'Aubigné, recueil de poèmes d’amour, curieusement symétrique à son premier livre intitulé Le Printemps, c’est la preuve que le fier Agrippa, jusqu’aux derniers jours, n’a rien perdu de son génie lyrique, ni de son enthousiasme devant la femme. Restent Les Tragiques, qui, pour n’être pas sa seule œuvre vivante, comme on l’a cru longtemps, suffiraient à sa gloire. Il s’y applique dès l’âge de vingt-cinq ans, mais, de trente à soixante-cinq ans, il y passera le plus clair de son temps. Quand il se décide à donner cette œuvre monumentale (1616), elle passe presque inaperçue. Le poème est divisé en sept chants, chiffre sacré ; mais, en fait, l’architecture de l’œuvre est plus simple. Une ample et noble ouverture en mineur, Misères, fait entendre les gémissements de la France ravagée par la peste, la famine et la cruauté (inutile et stupide) des reîtres, qui mettent à sac les campagnes ; puis trois sections de deux chants chacune. D’abord Les Princes et La Chambre dorée qui nous peignent l’existence du monarque efféminé parmi ses « mignons », et la vénalité des magistrats. Puis Les Feux et Les Fers ; et c’est ici la partie la plus animée, la plus furieuse : chef-d’œuvre à l’intérieur d’un chef-d’œuvre, sommet sur le plan dramatique et aussi sur le plan formel ; on y voit les bûchers dressés pour exterminer les partisans de la Réforme, et la guerre civile qui en est la suite inévitable. Enfin, Les Vengeances et Le Jugement: double prophétie d’un double châtiment promis aux adversaires du poète dès ce « bas-monde » d’abord, et ensuite au jour du Jugement dernier (alors même que les Bons connaîtront la béatitude). C’est le grand livre épique — et satirique aussi - qu’avait rêvé tout le siècle ; et Ronsard, en particulier, dans La Franciade ou dans ses flamboyants Discours. Mais, loin de manquer de souffle, ni de sincérité, Ronsard reste trop sûr de ses effets, trop maître de lui-même. D’Aubigné, à l’inverse, enrage de ne pouvoir dominer son tumulte intérieur; il se proclame le champion des Justes, tandis qu’il éclate de colère et de mauvaise foi. Les héros sont tous du parti huguenot ; et les lâches, de la Ligue. À ses côtés se rangent le Vieillard Océan (chant V), Thémis, déesse de la Justice (chant III), et Dieu lui-même (chant VII), entouré de ses puissances élémentaires, l’Eau, la Terre, l’Air, le Feu, et de ses cohortes ailées qui vont s’instituer les accusateurs publics des méchants. L’œuvre s’élèvera d’ailleurs de façon inattendue dans l’épisode terminal où d’Aubigné parvient, par le charme puissant et subtil de son verbe, à rendre compte d’une réalité qui échappe aux sens ineffable, ténue, séraphique.
Cet ouvrage, lequel, encore quelques années après, il a pu polir..., affirme d’Aubigné. En effet, surpris de l’insuccès de son poème, il en donne quatre ans plus tard (1619) une nouvelle édition, qu’il a pu longuement revoir et compléter. Mais polir, quoi qu’il nous dise, est au-dessus de ses forces ; et cette seconde version se révèle plus rude encore ; plus raboteuse. Tel quel, avec ses inégalités, ses excès (de longueur, en particulier mais aussi de violence, de hargne), ses aspérités, ses obscurités, ce livre reste sans doute le plus grand poème, le plus puissant aussi, de notre littérature ; et puis, grâce à d’Aubigné, il est prouvé qu’un Français, enfin, peut « perdre la tête ». Hugo, qui l’a pratiqué, saura en faire à l’occasion son profit (voir Les Châtiments) ; et Baudelaire, en un siècle où ce nom même est inconnu du public, empruntera l’exergue de son recueil poétique à d’Aubigné.