BALZAC Honoré de 1799-1850
BALZAC Honoré de 1799-1850 1. Vie de Balzac. - Deux débats classiques : 2. Révolutionnaire ou réactionnaire ? 3. Réaliste ou visionnaire ? - 4. Le « style »,
Romancier, né à Tours.
Vie de Balzac
La famille Balzac, anciennement Baissa, était de souche « roturière », assez récemment enrichie ; B.-F Balzac le père, directeur des vivres pour le compte de l’armée, met en nourrice Honoré et sa sœur Laure, laquelle sera plus tard la fervente « biographe » de son frère. La vie commune en nourrice, loin des parents, va sceller leur éternelle amitié (Laure recevra même les confidences détaillées des « frasques » du jeune homme). Interne de huit à quatorze ans au collège des oratoriens de Vendôme, puis étudiant à Paris, il refuse (à vingt ans) d’être plus longtemps clerc de notaire, et sa famille l’autorise à tenter sa chance dans la carrière des lettres. Une amie de la famille, la tendre Laure de Bemy, qui est son aînée de plus de vingt ans, devient sa maîtresse, et plus encore son mentor; si ce n’est son mécène. Elle l’encourage, le pilote dans ses débuts littéraires (Argow le pirate, 1824; Wann-Chlore, 1825, rebaptisé plus tard Jane la Pâle). Elle ferme les yeux sur une liaison avec la duchesse d’Abrantès. Enfin, elle engage 45 000 francs dans l’imprimerie-fonderie que Balzac achète et mène à la déconfiture (l’entreprise existe encore, et son actuelle raison sociale, Deberny-Peignot, garde trace du nom de sa belle fondatrice). Chargé de dettes, il écrit de nombreux romans sous des pseudonymes divers ; puis, désormais sous son vrai nom, Les Chouans (1829). C'est une des rares œuvres de jeunesse qu’à cette date il jugera digne d’être incorporée plus tard dans La Comédie humaine avec Une passion dans le désert (1830), court et troublant récit des amours d’une panthère et d’un soldat. L’année suivante (1831) paraît sous le nom anobli d’Honoré de Balzac un étonnant chef-d’œuvre, La Peau de chagrin. Deux femmes vont, la même année (1831), intervenir dans sa vie, et en changer le cours : la marquise - plus tard duchesse - de Castries, que Balzac rencontre en mars (et qui lui avait écrit d’abord anonymement) ; puis, en novembre, la comtesse Évelyne Hanska, qui lui écrit de Pologne, anonyme elle aussi, et signe « l’Étrangère ». La première va l’introduire dans les milieux « ultras », c’est-à-dire ultra-royalistes; lui-même (en avril 1832) sera candidat légitimiste et l’année suivante fera de son Médecin de campagne, le Dr Bénassis, un éloquent défenseur du trône et de l’autel. Toutefois Henriette de Castries est une « belle cruelle » : acceptant de partir avec Balzac en Suisse (août 1831), elle lui donne des espoirs; puis, finalement, se dérobe. Il revient seul de Genève, maudissant tout, écrit-il, abhorrant la femme. (Plus tard, dans Une fille d’Ève, qui met en scène les décevantes amours d’une dame de la noblesse et d’un écrivain, celui-ci pourra s’écrier: Elle me trouve amusant; je comprends maintenant pourquoi Saint-Just guillotinait tout ce monde-là.) Un mois après cette mésaventure dont Balzac gardera toujours le souvenir (en particulier, dans La Duchesse de Langeais, 1834), il rencontre à Neuchâtel son autre correspondante, la comtesse Évelyne Hanska ; de retour à Paris, il la traite, par lettre, d'amour adorée, d'épouse, et la tutoie. Le mariage légal ne suivra que dans dix-sept ans. D’ici là, ils ne se voient guère qu’en voyage (dès 1835, d’ailleurs, Balzac reçoit, dans le boudoir de son appartement de Chaillot, la comtesse Riccoboni Visconti) ; les Lettres dites à l’Étrangère (4 volumes) constituent sans aucun doute l’un des documents les plus utiles pour les exégètes de Balzac.
Cette deuxième période est, au surplus, féconde en chefs-d’œuvre (Eugénie Grandet, 1833 ; La Recherche de l’Absolu, et Le Père Goriot, 1835 ; Illusions perdues, 1837-1843 ; Ursule Mirouët, 1841). En outre, le « système » qui va donner à La Comédie humaine son unité (par le retour, d’un livre à l’autre, de certains personnages) est découvert dès 1834. Il l’appliquera l’année suivante dans Le Père Goriot, où vont apparaître le baron de Nucingen (qui épouse une des filles de Goriot), le médecin Bianchon (étudiant ici) ainsi que le forçat évadé Vautrin ; ces deux derniers vont prendre place, bientôt, parmi les personnages épiques - comme dit Balzac lui-même - de La Comédie humaine.
Fin 1841, il signe le contrat pour l’édition complète de son oeuvre. Le titre général, La Comédie humaine (peut-être transposé de La Divine Comédie ?), n’est établi qu’au début de l’année suivante. Le procédé du retour des personnages lui fait dire à sa sœur: Saluez-moi [...] car je suis tout bonnement en train de devenir un génie. La mort du comte Hanski en 1841 fait naître chez Balzac une espérance: le «riche mariage » avec une « grande dame » sera désormais - les lettres à sa sœur en témoignent - son objectif principal. Avant d’aller la rejoindre à Saint-Pétersbourg où elle règle la succession du comte, il brûle de se rendre « digne d’elle » (c’est-à-dire de liquider ses dettes). L’annonce de la première livraison de La Comédie humaine paraît dans la presse et, un peu plus tard, une sorte d’« exposé d’intentions » (avant-propos de vingt pages) où Balzac invoque la science - Leibniz, Buffon, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire - et proclame sa méthode : étudier les espèces sociales en procédant à une série d’observations pour en induire des lois. Mais cette entreprise scientifique sera menée, dit-il, à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie. Et il précise, fièrement : Sous ce rapport, au risque d'être regardé comme un esprit rétrograde, je me range du côté de Bossuet et de Bonald. Suivent, coup sur coup, La Rabouilleuse, et surtout Splendeurs et misères des courtisanes (deux premières parties, 1843), vaste ensemble de quatre romans, qui fait suite, lui-même, à l’ensemble en trois parties des Illusions perdues, et qui ne sera terminé qu’en 1847 ; puis La Cousine Bette et Le Cousin Pons (sous le titre commun : Les Parents pauvres, 1846-1847), tandis que sortent en feuilleton, dans La Presse, Les Paysans. Depuis longtemps, Balzac a fixé d’une façon définitive sa méthode de travail : couché tôt, il écrit volontiers la nuit, se faisant réveiller par son domestique à 1 heure du matin et se couchant de nouveau à 8 heures (on songe à ce personnage d’un de ses contes fantastiques, Les Proscrits, qui s'enferme dans sa chambre, allume sa lampe inspiratrice en demandant des mots au silence, des idées à la nuit). Dès 1843, le surmenage occasionne l’inflammation d’une membrane des méninges. Il entreprend néanmoins plusieurs voyages à Saint-Pétersbourg, et au château de la comtesse en Ukraine : l’aliénation des biens fonciers à un étranger est interdite; d’où, obstacles («dont Balzac s’accommode moins aisément que, semble-t-il, Mme Hanska », écrit Gaëtan Picon, dans son essai Balzac par lui-même). Il achète en 1846 un hôtel particulier pour faire honneur à sa future femme ; tombe de nouveau malade : hypertrophie du cœur (1849) ; repart en Ukraine, où son état de santé s’aggrave ; se marie (mars 1850) et rentre en France avec son épouse ; s’alite (fin mai). Le 18 août, Hugo lui rend visite; il meurt quelques heures plus tard (à cinquante et un ans).
Révolutionnaire ou réactionnaire?
Balzac aimait se définir lui-même : un sanglier joyeux. Pour abattre un tel homme, il ne fallut pas moins de trente années d’excès de toutes sortes (excès de travail cérébral, bien sûr, mais aussi excès alimentaires et excès de café) à l’exclusion toutefois des excès amoureux. Recommandant la « chasteté » à ses jeunes confrères, il se bornait, pour sa part, à des amours très éphémères, et d’un grand éclectisme quant à leur niveau de recrutement social. Mais nombre de ses amies lui reprochèrent amèrement de négliger sa tenue, et de se contenter, en matière de toilette, d’un brouillage superficiel de parfums (technique du « sachet turc »). En société, selon son confrère Léon Gozlan, « il se fendait de bonheur, surtout à l’explosion d’un calembour bien niais, bien stupide [...] Ses lèvres palpitaient, ses yeux s’allumaient de bonheur, ses mains frémissaient de joie à la vue d’une pyramide de poires ou de belles pêches. » Tant de naïve allégresse devait jurer au siècle du « mal du siècle » et du « vague des passions ». La comtesse Hanska, au lendemain de leur toute première rencontre (Neuchâtel), écrit à son frère qu’il a gagné son pari : Balzac mange « avec son couteau ». Notons qu’elle semble en être ravie : enfin, en France, un homme dont le bel appétit dépasse les belles manières ; voilà qui lui semble de bon augure. Le même jour, il envoie de son côté le plus prosaïque et le plus réaliste des « bulletins de victoire » à sa sœur Laure : Je ne te parle pas des richesses colossales ; qu'est-ce que cela devant un chef-d'œuvre de beauté ? Enraciné dans le concret (comme l'huître sur son rocher, dit l’avant-propos de La Comédie humaine), chef-d’œuvre de « puissante vitalité », matérialiste « épais », toutes ces définitions, cordiales ou méprisantes, lui conviennent également. Mais on a été plus loin, et, passant, sans crier gare, de l’homme à l’esprit de l’œuvre, on a parlé de romancier matérialiste ; et de « matérialisme » en matière philosophique, cette fois. Marx et Engels n’ont-ils pas salué en lui le plus audacieux accusateur d’un monde qu’ils croyaient pour leur part déjà condamné, sinon mort à brève échéance? L’œuvre entière de Balzac (écrit, en particulier, Engels) « montre comment les derniers vestiges de cette société succombent du fait de l’intrusion du parvenu vulgaire pourvu d’argent ». Et encore «J’ai plus appris dans Balzac que dans tous les livres des historiens, économistes et statisticiens ensemble » (Marx et Engels, Sur la littérature et Part, Éditions Sociales, 1964) ; de nos jours encore pleins de dédain pour la socialiste George Sand, les marxistes applaudissent aux tirades du monarchiste Balzac en faveur de ceux qu’il appelle (dans Illusions perdues) les héros républicains de Saint-Merri, c’est-à-dire les ouvriers morts sur les barricades lors de l’émeute de 1832. Mais il reste que, par sa profession de foi liminaire, Balzac range l’ensemble de son oeuvre romanesque aux côtés du catholicisme, qui est à ce point de vue (dit-il encore), dans le front dressé par les forces du Bien contre l’offensive du Mal, le meilleur système de répression.
Ce qu’au fond les marxistes aiment chez lui, c’est son affirmation insistante, persistante, du rôle joué par l’argent; c’est, selon sa propre formule, la toute-puissante pièce de cent sous qu’il décèle derrière les plus nobles sentiments. L’amour, centre d’intérêt du roman (depuis le Daph-nis et Chloé de Longus jusqu’à La Princesse de Clèves et même Adolphe), inclinait le public à y voir l’unique objet des efforts de l’homme ; à Stendhal qui écrit dans sa Vie de Henry Brulard : « L’amour a toujours été pour moi la plus grande des affaires, ou plutôt la seule », il répond, dans Eugénie Grandet : La vie est une affaire. Les personnes les plus « dignes », chez lui, et les âmes les plus tendres elles-mêmes, sont tapies dans l’ombre d’un « être aimé » dont elles attendent doucement la mort (Ursule Mirouët, Le Cousin Pons, etc.). L’exemple le plus effrayant reste, à ce point de vue, La Rabouilleuse : Le vieux Rouget, célibataire riche, est choyé par Flore Brazier, sa servante et maîtresse, qui aime en cachette le jeune Maxime et compte fort être l’héritière du vieillard. Arrive Bridau, « demi-solde » et cousin de Rouget, qui prend aussitôt la situation en main. Il va procéder en trois étapes savamment préméditées, selon l’implacable schéma ci-dessous : 1° ayant supprimé le trop jeune Maxime à la faveur d’un duel, il incite la servante à épouser, puis à épuiser le vieillard; 2° sitôt l’argent passé du moribond aux mains de Flore, il épouse la belle ; 3° il élimine celle-ci à son tour par la débauche. (Bridau d’ailleurs ira mourir bravement en Afrique, après avoir été lui-même dépouillé par des spéculateurs.) « Dénonciation » de l’argent? En aucune façon. Balzac aime fort l’argent, quant à lui ; et, surtout, le ressort que cet amour donne aux hommes. « Il ne rêve que torrents d’or », écrit son ami Théophile Gautier ; et lui-même (dans César Birotteau): La propriété porte avec elle une ivresse. Doué d’ailleurs, quoi que l’on en ait écrit, pour les affaires, puisque l’imprimerie créée par lui vit encore (alors qu’on le mit lui-même en faillite), et puisqu’il a « inventé » une entreprise de gisements argentifères en 1838, qui elle aussi vit encore (alors qu’il perdit tout, pour sa part, dans l’opération, supplanté par un Génois moins bavard que lui, mais plus rapace) : « Les mines d’Argentiera ont rapporté à leurs promoteurs bien plus que les douze cent mille francs que Balzac espérait en tirer », écrit son biographe André Maurois.
Esprit intéressé? Certes. Au contraire d’un Stendhal, par exemple ; et leurs héros portent trace de cette différence essentielle. Arrivistes l’un et l’autre, Julien Sorel, dans Le Rouge et le noir, et Lucien Chardon, dit de Rubempré, dans Illusions perdues ; mais seul le premier (plus bruyant, plus bravache) est capable de renoncer, même après de longs et malins efforts, à tout ce qu’il a conquis. Et ce, d’un coup : pour l’amour de l’art. Pour le plaisir d’un geste inutile ; d’une insulte gratuite, mais belle. Car libre. Du reste, Balzac reste « partagé », là-dessus, comme ces artistes dont il parle dans La Fille aux yeux d’or, qui cherchent vainement à concilier le monde et la gloire, l’argent et l’art. Pour sa part il aime tout autant les vaincus (David Séchard dans Illusions perdues, ou Goriot). Les parents pauvres le fascinent (cousine Bette, ou cousin Pons) ; et plus encore le martyre de ceux qu’il appelle les titans ensevelis. Ou les révoltes ratées ; car dès sa jeunesse, dès Argow (1824), notre champion de l’ordre a toujours conservé un faible pour les hors-la-loi, les « proscrits » (titre d’une de ses plus étranges nouvelles). Au total : révolté lui-même, et comme malgré lui, par bouffées d’humeur (au souvenir de l’humiliation subie auprès de la très conservatrice duchesse de Castries, par exemple, il flétrira dans La Duchesse de Langeais l’Ordre moral paravent de l’Ordre économique : La religion est intimement liée à la propriété) ; il y aurait quelque abus, par contre, à le dire révolutionnaire. Et la vérité, dans ce domaine, est que d’une façon générale il « ne s’intéressait pas (comme on dit couramment) à la politique » : à part Le Médecin de campagne et Le Curé de village, en définitive, il n’en fait jamais le thème central d’un livre. Qu’on s’amuse à confronter, sur le même sujet, Quatre-vingt-treize de Hugo, et Les Chouans : chez Balzac les deux jeunes héros (sans être pour autant dénués d’idéal ni, chacun à sa façon, du sentiment de la patrie) sont gênés, et pour finir broyés, par une cause politique. Qu’importe à l’auteur qui a raison, des Blancs ou des Bleus : au fond, les deux camps dans son livre ont raison, l’un et l’autre ; tandis que son héroïne et son héros - les deux protagonistes - ont tort, l’un et l’autre. De même qu’auront toujours tort, chez Balzac, ceux qu’il aime contre ceux qu’il n’aime pas ; les « individus » contre les collectivités.
Réaliste ou visionnaire?
À ce débat sur le plan politique - Balzac révolutionnaire ou réactionnaire? - succédera, sur le plan poétique, le thème de discussion: Balzac, réaliste ou visionnaire ? On pourra d’abord s’étonner qu’ici la discussion soit même possible. N’a-t-il pas, sur ce point, précisé sa position? Le romancier doit simplement retranscrire la vie, toute la vie, toutes les figures et toutes les positions sociales (avant-propos de La Comédie humaine). Son œuvre sera comme un monde complet, reflet fidèle de l’œuvre du Créateur, et réalisant, comme elle, l’unité. (Notons que cette idée de l’unité, ou plutôt ce besoin d’unité, semble avoir hanté Balzac, comme il hante, dans son roman La Recherche de l’Absolu, Balthazar Claes, l’alchimiste, en quête de l’unité primitive, commune à tous les êtres et à toutes les choses.) Peu à peu le romancier va en rabattre, d’ailleurs, quant à sa doctrine de la stricte et totale transcription de la réalité, et mettre en doute la valeur d’une telle méthode prétendument scientifique (ce que jamais n’aurait songé à faire son disciple Zola). Toutes vos sciences les plus exactes vos plus belles clartés, sont des nuées, dit Séraphita, dans le roman qui porte ce titre. Et elle propose à l’homme de s’en remettre à la vraie lumière. Il serait injuste, en effet, de passer sous silence, ou même de minimiser l’influence de Claude de Saint-Martin et des autres grands illuministes, tels que Swedenborg, sur la « conception du monde » de Balzac. Et ce, dès ses années de collège ; le héros de Louis Lambert, élève au collège de Vendôme comme l’auteur, lui doit dans ce domaine plus d’un trait. Roman de jeunesse (mais réécrit en 1833), il sera ainsi que les Lettres de Louis Lambert, regroupé en 1835 avec les deux contes Séraphita et Les Proscrits, sous le nom de Livre mystique. Titre assez surprenant chez lui, à vrai dire, et qui autorise cependant certains de ses commentateurs les plus audacieux à faire état d’un éventuel mysticisme chez ce romancier. Dans l’œuvre entière? à coup sûr, non. Dans tel groupe d’œuvres? sans aucun doute. Étant entendu, cependant, que le mot est pris dans son acception poétique et se borne à préciser la couleur, le climat de ces récits, et non l’esprit de l’auteur. À ce compte on pourra s’en tenir à la notion de surnaturel (dans ses deux aspects opposés : le féerique et le fantastique). Ajoutons que Séraphita-Séraphitus, créature ambiguë sinon androgyne, dont le nom par lui-même semble préfigurer le thème post-freudien de l’« ambivalence sexuelle » (le couple de forces animus-anima, cher à Jung), est une des réussites majeures de Balzac dans cette étonnante série de romans qui sont en réalité des contes et dont le chef-d’œuvre (plus intimement lié que les autres à l’idée unitaire de La Comédie humaine) reste La Peau de chagrin :
Raphaël de Valentin - étudiant pauvre qui ressemble fort au jeune Balzac lors de ses débuts parisiens - veut se suicider. Or un antiquaire inquiétant lui offre une peau de chagrin, grâce à quoi chacun de ses souhaits se voit aussitôt exaucé ; mais elle doit chaque fois se rétrécir, imperceptiblement, et Raphaël disparaître en même temps qu’elle. Ivre de son pouvoir, il satisfait d’abord sa soif d’amour physique, puis d’amour passionné (épisodes antithétiques de la cruelle Fœdora et de l’archangélique Pauline). Il dilapide ainsi sa vie sans compter ; jusqu’à ce qu’enfin il pense à jeter un regard sur la peau de chagrin. Le trop ardent Raphaël la voit réduite à quelques centimètres, et va s’appliquer désormais de toutes ses forces à repousser tout désir. Mais il est trop tard. Le caractère magique de ce conte apparaît d’autant plus efficace que le cadre en est emprunté à la réalité sociale la plus banale. Et non seulement le recours perpétuel à l’observation, l’amour du concret, vient renforcer l’effet dépaysant du surnaturel, mais il ne quitte au fond jamais le « premier plan » qui est le plan des préoccupations du héros (et de Balzac lui-même). On notera, par exemple, que Raphaël, détenteur d’un pouvoir illimité, surhumain, ne songe pas une minute à se hisser au-delà de ce monde des biens matériels ; et la « surnaturalité » n’est ici qu’un moyen d’acquérir une plus grande puissance, c’est-à-dire une plus grande jouissance. Au demeurant pour le romancier, nobles ou non, les passions, les vices (les occupations extrêmes, dit-il) se rejoignent; et c’est encore dans La Peau de chagrin que sur ce chapitre des occupations extrêmes, il nous livre la clé de sa pensée : La débauche est sans doute au corps ce que sont à l'âme les plaisirs mystiques. Convenons que Balzac en général est plus à son aise à l’un de ces extrêmes qu’à l’autre : Nous voici arrivés (dit-il dans La Fille aux yeux d'or, au milieu d’un développement prodigieux d’envol) au troisième cercle de cet Enfer, qui peut-être un jour aura son Dante; dans ce troisième cercle, espèce de ventre parisien, où se digèrent les intérêts de la ville [...], se remue et s'agite par un âcre et fielleux mouvement intestinal, la foule des avoués, médecins, notaires, avocats... etc. Morceau typique, au demeurant, du processus de libre création des images chez Balzac à ses moments de total abandon, de délire poétique ; large improvisation de structure relativement régulière au départ (et presque strophique, scandée par une sorte de refrain qui prend pour double thème l’« or » et les « plaisirs »), et qui va se poursuivre alors sur un ton de plus en plus fiévreux, plus âpre, pour s’achever par une sorte de vacarme verbal, plus simplement et vigoureusement rythmé désormais, et comme ivre de son allégresse retrouvée. Il faut lire de tels passages où notre romancier se laisse aller à son « œstre lyrique » et, véritablement, perd la tête ; Baudelaire l’a bien vu (et le premier en son siècle), le mode « poétique », ou « grandiose » ou « fantastique », ne naissent pas dans ces romans de la dimension ni du caractère exceptionnels des sujets en eux-mêmes (ni d’un bric-à-brac magique ou ésotérique de tradition) mais, le plus souvent, au contraire, des éléments les plus ternes, plats et quotidiens, que Balzac se charge lui-même de doter d’un fort coefficient d’étrangeté : «J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être un visionnaire, et un visionnaire passionné. »
La paisible et douillette province (dans Ursule Mirouët, par exemple) devient avec lui lourde de secrets, de menaces ; et jusqu’au quartier le plus familier de Paris : le Quartier latin, dans les premières pages du Père Goriot. Goriot lui-même, en qui le romancier nous fait voir d’abord un simple marchand de vermicelle, devient en cours de route, selon un mot cher à Balzac, un titan (en particulier lorsqu’il broie dans ses mains des coupes de vermeil), puis un roi Lear, égaré dans un amour résolument charnel pour ses filles (tel l’auteur le décrit par avance à Mme Hanska ; et tel il apparaît dans les délires de son agonie : Les voir, toucher leurs robes! ah, rien que leurs robes, c'est bien peu!), et, enfin, comme dit Balzac, un Christ de paternité. Quant à Vautrin, dans le même roman, simple « farceur » de table d’hôte au début, c’est en fait une figure égale (et symétrique) à celle de Goriot le martyr, et il va s’agrandir lui aussi, peu à peu, jusqu’au symbole. Il est la Révolte. Il est l’incarnation - et la visite - de l’Esprit démoniaque : tant ici que dans les autres romans où il « passe », il s’efforcera de former et modeler des êtres à sa ressemblance (Rastignac, Rubempré) ; il va leur souffler à l’oreille chacun des pas qu’ils doivent faire. Mais son tour le plus réussi, le plus provocant de ses blasphèmes, sera (dans la dernière partie d’illusions perdues) de se « réincarner » en prêtre espagnol.
Ces nouvelles interventions dans plusieurs romans d’un même personnage (Vautrin, le médecin Bianchon) pourraient n’être qu’un procédé mécanique ; et ce n’est plus guère autre chose chez tel successeur de Balzac en ce domaine. Ils prennent dans La Comédie humaine, et sans qu’on y prenne garde, un caractère obsessionnel (comme le retour de « l’idée fixe » dans les deux premières symphonies de son contemporain Berlioz). Plus que de simples « retours », ce sont ici des apparitions et, dans l’intervalle d’un livre à l’autre, ils semblent continuer à vivre sur cette terre. L’explication d’un tel phénomène (et d’un tel pouvoir chez Balzac), nous la trouverons peut-être dans ce récit de ses derniers instants, tels que les a rapportés son médecin, le Dr Nacquart, lequel, révélant au malade le diagnostic de mort inévitable « au cours de la nuit », s’entendit répondre par le moribond : « Ah ! alors il me faudrait Bianchon. Bianchon me sauverait, lui. » L’expression banale « croire à ses personnages » n’est plus ici figure de rhétorique. À ce degré, l’illusion est d’ailleurs contagieuse, sur ses lecteurs. Sur ses critiques eux-mêmes, parfois ; et il existe, rédigé par un très raisonnable érudit, E Lotte, un résumé « biographique » de chacun de ces hommes et de chacune de ces femmes qui circulent depuis un siècle à l’intérieur de l’« univers » balzacien (voir la bibliographie ci-après). C’est en ce sens que notre romancier pouvait prétendre à juste titre avoir fait concurrence à l’état civil. Nous pouvons donc conclure ainsi ce débat sur le thème classique « Balzac, réaliste ou visionnaire ? » : sans doute est-ce avec les éléments de la réalité qu’il met sur pied une « fiction » (et en cela seulement il est réaliste) ; mais aussi (et en cela il est un visionnaire) il fait tant et si bien que cette fiction devient à ses yeux une réalité, dont il est lui-même, à l’occasion, victime et dupe.
Le « style »
Le style de Balzac est encore très discuté ; au point, même, de diviser en deux camps la critique universitaire. Ce qui est en somme un progrès par rapport à la critique d’hier, qui sans discussion, et à l’unanimité, avait jugé ce style « détestable », depuis Sainte-Beuve jusqu’au grammairien Charles Bruneau (notre contemporain). De ce dernier: « Balzac est en pratique l’un des plus méchants écrivains non seulement de l’époque, mais du siècle. » De Gustave Lanson : « Dès que Balzac se pique d’écrire, il est détestable et ridicule : métaphores boursouflées [...], pire pathos [...], phraséologie pompeuse [...], pâteux galimatias [...], impuissance », etc. Cependant, Mario Roques, en 1952, dans son essai sur La Langue de Balzac, démontra par la plus modeste et plus simple méthode philologique l’inanité de cette tenace légende. À la vérité, Balzac n’est certainement pas ce qu’on nomme un styliste, c’est-à-dire un homme qui cultive le style, le beau style : il a son style. Résolument indifférent au critère français (ce qui explique sans doute qu’on ait pu y voir une « absence de style »). Il est entendu, par exemple, qu’en bon français la phrase doit logiquement se développer par articulation ; et sa phrase procède, elle, par accumulation. Les métaphores du style imagé doivent être « suivies » ; et voilà qui l’ennuie beaucoup, car il préfère inventer de nouvelles métaphores, à mesure, qui se bousculent et s’interpénètrent librement. Comme chez Zola, ou (dans le passé) chez le poète épique Du Bartas, c’est donc un style avant tout inégal. C’est-à-dire imprévisible. Tantôt raboteux, débraillé, brusque ; et tantôt outrageusement orné. L’intérêt soudain de la critique universitaire pour le tempérament baroque en matière de littérature, a permis de remettre en question cette prétendue « impuissance » de Balzac (Gustave Lanson dixit) à écrire en bon français.