BECKETT Samuel 1906-1989
Poète, auteur dramatique et romancier irlandais, d’expression française et anglaise, né à Foxrock. Lecteur d’anglais en France à Normale supérieure, puis lecteur de français à Dublin, il connaît Joyce dont, à l’occasion, il sera le traducteur. Après plusieurs ouvrages en anglais (un essai sur Proust, en particulier, 1931 ; des traductions de Paul Éluard, 1936 ; le récit Murphy, 1938), il participe à la Résistance française et se fixe à Paris dès le lendemain de la guerre. La traduction de Murphy est publiée chez Bordas en 1945,. et Les Temps modernes hébergent ses Poèmes en 1946 (réédités en 1968). La première oeuvre de Beckett publiée en français directement (1946) dans la revue Fontaine est une nouvelle, L’Expulsé; longue errance et plainte infinie d’un homme chassé d’une maison, et qui cherche, en vain, un autre abri. Suivront les romans Molloy et Malone meurt (tous deux en 1951, aux éditions de Minuit ainsi que L’Innommable, roman écrit en 1949 et publié en 1952). Mais c’est sa pièce En attendant Godot (1953) qui le rend célèbre en un jour. Ce qu’« attendent » Vladimir et Estragon, les deux héros de cette farce effrayante, c’est peut-être (écrit Ludovic Janvier dans son essai Beckett par lui-même) « l’improbable secours d’un au-dehors ou d’un au-delà ». Le public entendait ici un timbre de voix véritablement neuf; tout à la fois attachant et insoutenable. Voix de jeune poète, mais voix plus désespérée que celle du pire philosophe allemand du temps de Schopenhauer et de Hartmann ; voix (dit Beckett dans L'Innommable) qui parle, se sachant mensongère, indifférente à ce qu'elle dit, trop vieille peut-être et trop humiliée pour savoir jamais dire enfin les mots qui la feraient cesser, se sachant inutile, pour rien, qui ne s'écoute pas, attentive au silence qu'elle rompt, par où peut-être un jour lui reviendra le long soupir clair d'avent...
Pour rien, la formule lui est familière. En 1950, un an après L'Innommable, il compose les treize Textes pour rien (publiés en 1955). Pour rien? Ah, certes, non; et pour deux raisons essentielles, entre tant : d’abord parce que cette voix n’est pas si isolée, si solitaire puisque l’ont reconnue pour leur (sinon pour représentative de notre époque tout entière) les jeunes spectateurs qui applaudissent désormais son oeuvre théâtrale, et, au-delà, de ce public limité, toute une nouvelle génération de lecteurs ; ensuite et surtout, parce que du seul point de vue du verbe poétique, l’œuvre de Beckett est, de nos jours, saluée comme l’une des plus originales qui soit apparue dans la littérature depuis le début du XXe siècle (le prix Nobel va d’ailleurs la consacrer comme telle en 1969). De ses autres ouvrages, depuis L'Innommable et Godot, citons du moins les plus célèbres : une courte pièce, Fin de partie (1957 ; c'est encore pire, écrit l’auteur, plus inhumain que Godot), avec ses deux poubelles où sont enfouis les pitoyables parents de Hamm ; puis, Le Dépeupleur (1971), Compagnie (1980). Mais, au passage, arrêtons-nous un instant sur Oh les beaux jours, écrit en 1961, joué à New York cette même année, et à Paris en 1963 : Ces actions de grâce de Winnie, seule dans le tertre de boue sèche qui l’engloutit jusqu’au torse puis jusqu’au cou, ces joies minuscules dont elle prend à témoin de temps en temps son Willie, réduit à de pauvres vieux restes de raison, tout cela semble devoir constituer une œuvre plus détendue que les précédentes. Dans de piètres souvenirs, dans une rengaine d’amour et des objets dérisoires qui l’entourent encore (sa brosse à dents, son ombrelle), Winnie semble puiser la satisfaction la plus pleine ou la plus sereine philosophie. En réalité, cette nouvelle représentation allégorique de l’agonie de l’homme apparaît, peu à peu, comme la disqualification par le ridicule de tout reliquat d’espoir. Pièce-monologue, de même que tendent vers le soliloque plusieurs de ses romans, récits et textes brefs.
Le Dépeupleur, en particulier, a constitué un cas limite du tour que prennent peu à peu les œuvres de Beckett. Alors même que la méditation reste aussi large et sa portée métaphysique tout aussi lointaine, les coups semblent tomber plus serrés, plus précipités, du fait que la phrase se rompt toujours davantage dans son débit.
BECKETT (Samuel), écrivain irlandais d'expression anglaise et française (Fox-rock, près de Dublin, 1906). Fils de bourgeois protestants et contristés, lecteur à l'École normale supérieure de Paris, après un bref retour au pays (1930-1932), qui s'est fait de lui l'image d'un Dylan Thomas irlandais, il opte pour l'exil et une langue non maternelle, le français. Secrétaire de Joyce (1937), il s'enferme, à partir de 1945, dans un souterrain littéraire qu'il croit marginal et qui aboutira au prix Nobel en 1969. Murphy (1938), Molloy (1951), Malone meurt (1951), Watt (1953) jouent la carte du pittoresque humain, social ou psychologique. Un masque d’humour grinçant sur un arrière-fond de pitié sardonique, des quêtes vaines (d'amour ou de punition) révèlent brusquement leur contenu universel : l'horreur d'être né. De la spermathèque au Purgatoire, la vie se parodie en nous : « Si on disait la messe des morts pour les vivants ? » (En attendant Godot, 1953 ; Fin départie, 1957 ; Oh les beaux jours, 1963). L'homme s'enlise parmi ses satellites (fétiches dérisoires, passions molles, paroles creuses) dans l'enfer de la quotidienneté. L'histoire n'est qu'un marigot. À deux ou trois, on peut se donner l'illusion de la relation ou du sens, mimer le désir, savourer la déchéance, se mortifier. Un expressionnisme burlesque rapproche ainsi Beckett du cirque, puis du cinéma muet ou du langage aphasique (Actes sans paroles, 1957 ; Comédie, 1964 ; Dis Joe, 1967 ; le Dépeupleur, 1971 ; Compagnie, 1980) : couples déliquescents, stoïciens incrédules, fantoches d'une respectabilité avariée, englués dans la honte, pris (homme/femme, maître/esclave) dans une même dépendance, ces « rescapés d'un colossal fiasco », fichés dans leurs sabliers tronqués, mâchonnent les vérités sûres de Diogène : « chienne de vie ». L'identité, la parole, le désir, tout disparaît dans la « bourgeonnante, bourdonnante confusion » de l'après-Dieu, de l'après-l'Âme. Reste l'injustifiable manie de vivre, cette hémorragie d'écrire dans un désert sans traces. Malformés, perclus, amputés que raniment, les mortifications et les jubilations sournoises, les porte-voix de Beckett pratiquent la stratégie du mort-né dans une société d'avorteurs et disent, comme Sartre, la nausée (tout ce qui est est à vomir), comme Lacan, la castration, mais en plus drôle et sans l'amour de la Loi. Accouplant Dante et Jarry, Kafka et Queneau, Proust et Charlot, Beckett refuse de se séparer de ses doubles incarcérés : c'est l'envers de la générosité populiste, la voix rusée d'une révolte saturnienne qui donne au bourgeois l'ombre du clochard. Grand traducteur (des symbolistes) et fin métaphysicien, Beckett rénove la tradition cynique postpuritaine, celle qui, dans le sillage contrarié de Bunyan ou de Tolstoï, voit dans la cité céleste une gigantesque farce, sans se désolidariser du peuple
floué, et dans la vie une succession de Catastrophes et autres dramaticules (1982).