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MALLARMÉ Stéphane 1842-1898

MALLARMÉ Stéphane 1842-1898


Poète, né à Paris. Cette vie, calme entre toutes, commence par un amour passionné, à vingt ans, pour une jeune Allemande un peu plus âgée que lui, Maria Gerhard, qu’il accompagne à Londres et qui, par scrupule, le quitte. Pour le reste, Mallarmé fut toute sa vie ou presque (de 1863 à 1894) professeur d’anglais en province ; puis, à partir de 1871, à Paris. Le Parnasse contemporain publie, dès 1866, dix de ses poèmes, encore un peu baudelairiens, dont L’Azur (Le poète impuissant qui maudit son génie...). En 1874, il rédige un journal féminin, La Dernière Mode, sous divers pseudonymes dont celui de « Marguerite de Ponty ». Une nouvelle période est marquée par l’élaboration de l'Après-midi d’un faune, qui est refusé par Le Parnasse contemporain (« On se moquerait de nous », avait prétexté son confrère Anatole France). L’œuvre ne paraîtra qu’en 1876. Un autre chef-d’œuvre se rapporte à cette seconde période, Hérodiade (publié en 1871, complété et remanié jusqu’en 1876). Commencent alors, encore un peu clairsemées, les célèbres « réunions du mardi » (1881) chez le Maître, rue de Rome, « au-dessus du chemin de fer ». Les « mardistes » vont devenir plus assidus, plus serrés (et plus glorieux) dès 1884, lorsque paraissent coup sur coup Les Poètes maudits de Verlaine qui font une large place à notre poète, et le roman À rebours de Huysmans, dont le héros Des Esseintes fait un éloge enthousiaste de Mallarmé. La Revue indépendante édite les Poésies complètes (1887), et cette même année, l’éditeur belge Deman, la traduction des Poèmes d’Edgar Poe. Aux « mardistes » affiliés au symbolisme, s’ajoutent en 1891 trois jeunes recrues qui feront parler d’elles : Claudel, Gide, Valéry. En 1893, le professeur d’anglais Mallarmé peut être admis, enfin, à la retraite. Il publie Divagations (proses : « anecdotes ou poèmes », écrits théoriques) en 1897, et la même année, dans la revue internationale Cosmopolis, son œuvre la plus audacieuse, un poème en prose de vingt pages - ou mieux dix doubles pages ouvertes - : Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Les mots y sont en apparence jetés à l’aventure (isolés les uns des autres sur la feuille où dominent de grandes surfaces laissées en blanc) mais se révèlent, en fait, organisés selon une très savante et très inhabituelle « règle du jeu » typographique : tantôt échelonnés selon une descente en degrés réguliers, tantôt groupés en figures de ballet, ou en forme de constellations; faisant d’autre part alterner les mots en lettres capitales et en bas de casse. C’est, visuellement déployé devant nous, un univers qui prend forme, ou qui sombre et se reconstitue tour à tour. « Ici (écrit dans Variété II Paul Valéry) véritablement l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles. » Sans doute était-ce dans son esprit un fragment du « livre unique », du « Grand Œuvre », qu’enfin libre de son temps, et sûr de sa valeur, il comptait mener à bien pendant les dix ans qu’il demandait encore à la vie. Il meurt l’année suivante.
On peut résumer l’évolution de son art selon trois phases principales :

1° Influencé par l’école du Parnasse et par Baudelaire, il oscille encore entre le mépris que lui inspire le monde réel (l'ici-bas, comme il dit dans Les Fenêtres), et la peur que lui inspire l’au-delà, fascinant mais vertigineux, si ce n’est hallucinant (L’Azur).

2° Il renonce à cet art méditatif au profit d’une nouvelle esthétique, plus conforme à son tempérament et moins soucieuse de l’expressif que du sensuel (déjà dans le poème Une négresse..., mais surtout dans les premières ébauches d’Hérodiade et de L’Après-midi d’un faune) : à ce stade sa poésie refuse (dira-t-il) une pensée directe ; et ce, pour ne garder que la suggestion. Ainsi dans Le Cantique de saint Jean qui tient lieu d’interlude aux deux scènes d’Hérodiade, pour évoquer le 24 juin, jour du solstice (et aussi de la décollation de saint Jean) : Le soleil que sa halte / Surnaturelle exalte / Aussitôt redescend / Incandescent, on notera que les deux mots du second vers sont pris au sens propre et concret, selon leur acception originelle (le soleil semble immobile à son plus haut point au-dessus de la terre...) ; mais l’impression que laissent les mots, à dessein ambigus (la décollation) subsiste seule. À quoi s’ajoute l’effet du « chant » proprement dit : sons, rimes et rythme.

3° Dans une dernière phase de son évolution, le poète épure son art de toute signification expressive et même de toute sensation, fût-elle sous forme « indirecte ». C’est l’époque des sonnets nuis, par quoi il entend, selon sa propre expression, céder l’initiative aux mots. Cette quête de l’absolu n’est pas sans périls ; et, tel Orphée, avec sa voix - son Verbe - pour seul viatique (Avec ce seul objet dont le Néant s’honore), il s’abîme dans les Enfers (le Styx, dit-il, toujours dans ce même poème, appelé par les admirateurs de Mallarmé le sonnet en yx). Selon lui, dès lors, le seul but du poète, son seul devoir, n’est autre que l’explication orphique de la Terre. Albert Thibaudet a pu désigner cette dernière phase de son art sous le nom d’étape mystique : « Dans la poésie pure de Mallarmé, l’initiative est laissée à Dieu. » Au total, après avoir refusé la signification (ainsi dénoncée par lui : fonction de numéraire facile et représentatif comme le traite d’abord la foule), il semble qu’il y retourne ; or il ne s’agit plus de l’expression habituelle (c’est-à-dire par la voie discursive) du monde tel que nous le voyons, mais d’une explication du monde entrevue soudainement. En schématisant, tel est donc l’itinéraire esthétique de Mallarmé :

a) signification ; b) chant (expulsion, ou, dit-il, abolition du sens intelligible, au profit du son des mots, qui se bornent à suggérer par leur musique propre) ; c) incantation, c’est-à-dire retour à la signification, mais (du fait de l'initiative que le poète abandonne aux mots) multipliée, illimitée ; hyperbolique, dit-il.
Quant à ce troisième point, Mallarmé, si peu « chef d’école » et doctrinaire, s’est exceptionnellement soucié de préciser ses intentions : Les Parnassiens [...] traitent encore leurs sujets à la façon des vieux philosophes et des vieux rhéteurs (réponse à l’enquête de J. Huret, 1891). Or, l’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète. Ainsi, par exemple, le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité (Crise de vers). Cette retrempe alternée, c’est le traitement qu’il fait subir au sens : détruit, dans sa fonction représentative immédiate, puis transmué en sens « essentiel » - le passage de la parole immédiate à la parole essentielle est une des formules chères à l’auteur; ce que J.-P Richard, un de ses plus récents commentateurs, résume ainsi : « Pour Mallarmé, c’est dans l’au-delà que doit se ressaisir l’en-deçà ; il faut savoir se perdre pour mieux se retrouver. » L’au-delà, ou le saut au-delà, doit être ici compris dans l’acception mallarméenne d’« hyperbole » : délaissant la platitude de l’ici-bas, l’hyperbole est l’envol vers l’inintelligible, l’ouverture sur l’infini des possibles (La parole, dit encore Mallarmé, retrouve chez le poète sa virtualité). D’abord « amphibole » (au sens double que, très joliment, Valéry définit, chez Mallarmé : la « double réfraction ») puis « hyperbole », qui n’est que l’épanouissement normal de la première, le verbe poétique est donc à la mesure aussi des virtualités des divers lecteurs auxquels il faut laisser cette joie délicieuse de croire qu’ils créent (réponse à Huret, déjà citée). Non seulement l’interprétation d’un poème par tel ou tel exégète de Mallarmé sera acceptable, mais aussi telle autre qui la contredit, fût-elle d’un lecteur profane ; chaque lecteur, mais aussi chaque nouvelle lecture d’un même lecteur. Erreur, par suite, de traiter cette oeuvre d’« incommunicable » puisque, par-delà la communication, elle exige au contraire la communion des différents lecteurs et de l’auteur.
La poésie ainsi conçue ne devient-elle pas une nouvelle forme de la religion? Ne se souciera-t-elle pas, très vite, de procéder, comme le dit en propres termes son grand prêtre, à l’écartement des importuns? Dès 1862, Mallarmé déclare en outre et non sans un légitime orgueil, dans la revue L’Artiste : Toute chose sacrée, et qui veut demeurer sacrée, s’entoure de mystère. Les religions se retranchent à l’abri d’arcanes dévoilés au seul prédestiné; l’art a les siens [...] J’ai souvent demandé pourquoi ce caractère nécessaire a été refusé à un seul art, au plus grand; je parle de la Poésie. Et il regrette, en ce domaine, l’absence des formules hiératiques, dont l’étude aride aveugle le profane. Valéry s’est émerveillé, lors de leur naissance, de ces pièces brèves, et de ces sonnets surtout, qui « s’imposaient comme des types de perfection, tant les liaisons des mots avec les mots, des mouvements avec les rythmes étaient assurées ; tant chacune d’elles donnait l’idée d’un objet, en quelque sorte absolu ». Cet objet, Mallarmé a voulu le doter de vertus paradoxales, en ce sens qu’incompatibles : infime en sa réalité physique, et pourtant infini dans sa puissance rayonnante d’évocation ; mouvant, vague, dit-il, et, pourtant, solide et dense comme un diamant ; indéchiffrable et pourtant limpide, ou, du moins, translucide, c’est-à-dire au total, selon sa formule : un diamant fumé. L’entreprise était d’une audace et d’une insolence sans exemple dans le pays des « idées claires et distinctes ». On le lui fit bien voir à l’époque (et la version scolaire de la Littérature française de Lanson - manuel illustré -pouvait regretter hier encore cette « inintelligibilité » qui, selon lui, « heurtait trop délibérément [...] le génie profond de la race »). Mallarmé est mort pauvre, se croyant un raté et il s’en explique non sans noblesse dans une lettre à un de ses jeunes confrères, Camille Mauclair : Mais ratés, nous le sommes tous. Que pouvons-nous être d’autre, puisque nous mesurons notre fini à un infini ?


■ Œuvres - En POCHE: Poésies (Garnier-Flammarion). - Igitur; Divagations; Un coup de dés... (coll. Poésie/Gallimard). - Autres : Pour un tombeau d'Anatole (doc. inédits, prés, par J.-P. Richard, Le Seuil).

■ Critique - H. Mondor, Vie de Mallarmé (Gallimard, 1941). - C. Chassé; Les Clés de Mallarmé [titre présomptueux et ridicule; le livre est digne du titre] (Aubier, 1954). - C. Mouron, Mallarmé (Le Seuil, 1964); -J. Derrida, « La double séance », dans La Dissémination (Le Seuil, 1972).