MARIVAUX Pierre Cartel de Chamblain de 1688-1763
MARIVAUX Pierre Cartel de Chamblain de
1688-1763
Poète dramatique et romancier, né à Paris. Avec Rameau et Watteau, nés (à quelque cinq ans près) en même temps que lui, Marivaux complète la trinité des grands poètes de ce siècle qui pour le reste en eut si peu. Notons d’abord qu’il n’a pas, à proprement parler, de biographie : marié à trente ans avec une jeune fille prénommée Colombe, il la perd sept ans plus tard, et termine ses jours dans une demi-retraite (de cinquante-cinq à soixante-quinze ans), chez une vieille demoiselle prénommée Angélique, dont il n’aura qu’à se louer. Sa vie se confond avec sa carrière (sa triple carrière) d’écrivain ; car il fut romancier, poète dramatique, et journaliste.
Romancier, il publie d’abord une parodie de Télémaque. Puis sous l’influence des romanciers anglais et de l’abbé Prévost, dont les premiers livres font sensation, Marivaux s’attache à l’observation de la vie réelle et à l’étude - quasi « philosophique » - des mœurs de l’époque. Il donne dans ce genre, alors nouveau, deux œuvres qui furent jugées exemplaires : La Vie de Marianne (1731-1741), douze livres dont le dernier est de Mme Riccoboni; et Le Paysan parvenu (1735-1736), huit livres, dont seuls les cinq premiers sont de lui.
Journaliste, il s’inspire ici encore de la formule créée en Angleterre : le « Spectator » d’Addison. Son Spectateur français (de 1722 à 1723), qu’il rédige pratiquement seul, n’a qu’une vie brève. Il est bientôt suivi par L’Indigent philosophe (1728) et par Le Cabinet du philosophe (1734), plus éphémères encore. Malgré ces titres surprenants, la philosophie, même au sens très large où l’entend son siècle, n’a pas grand-chose à faire ici. Ce sont des notations (très personnelles, par bonheur) sur les menus faits de l’actualité.
Enfin, auteur dramatique, il arrive parfois que Marivaux se sente moralement tenu de « philosopher » encore : L'île des esclaves, L'Ile de la raison, La Nouvelle Colonie, ou La Ligue des femmes. En fait, il n’est que poète, même dans ces pièces « engagées » (c’est ainsi que le fantasque Trivelin anime de sa grâce L'Ile des esclaves). Aussi bien, pendant longtemps, toutes ses œuvres seront-elles jouées au Théâtre-Italien, qui est alors, à l’abri de tant de philosophies, un havre de fraîcheur : Arlequin poli par l'amour (1720), La Surprise de l'amour (1722), La Double Inconstance (1723), Le Jeu de l'amour et du hasard (1730), Les Fausses Confidences (1737), L'Épreuve (1740). Et quand le Théâtre-Français lui demande une partie de sa production dramatique (La Seconde Surprise de l'amour, 1727) il va écrire pour l’une et l’autre scène exactement le même type d’ouvrages.
Toutes ses comédies en fait sont donc conçues dans l’esprit et dans le ton de ces acteurs italiens. Aussi les noms même de ses héros sont-ils très souvent les « noms de scène » des acteurs de ce théâtre qu’il aimait. En composant ses dialogues, c’est aux « emplois » traditionnels et à leurs interprètes qu’il pensait : Lelio, titulaire des rôles de « premier amoureux » ; Mario, second amoureux ; Silvia (l’adorable Gianetta-Rosa Baletti, épouse de Mario), enfin Arlequin et Trivelin (Thomasso Visentini et Dominique Biancolelli). Ajoutons que, même au Théâtre-Italien, plusieurs interprètes français participaient à la distribution : ainsi les rôles d'Angélique l’ingénue, ou de Lisette la suivante, étaient parfois tenus, aux Italiens, dans les années 1750, par la jeune M1Ie Chantilly, future cantatrice d’opéra-comique sous le nom de Mme Favart.
Ces acteurs, en effet, se doublaient le plus souvent de chanteur. Et, à ce propos, il faut souligner qu’à la tradition du théâtre all'improviso, cette troupe italienne avait sagement substitué, depuis son installation à Paris, la tradition française du théâtre de la foire (foires Saint-Antoine ou Saint-Germain), qui faisait intervenir obligatoirement des « divertissements dansés » et des « divertissements chantés » : tantôt sur des airs connus (dits vaudevilles), tantôt sur une musique nouvelle. Les interprètes sont donc, en plus d’un cas, comédiens, chanteurs et danseurs tout ensemble. Arlequin poli par l'amour, par exemple, comporte une importante partition vocale et instrumentale de Mouret. Après la scène III, s’insère un premier divertissement (entrée de danse, air de la bergère, danse de caractère, etc.) puis, après la scène finale, un deuxième divertissement, annoncé ainsi par Arlequin : Je lui pardonne, mais je veux qu'on chante et qu'on danse (bourrée villageoise, deuxième entrée dansée, chanson, et danse finale).
Cette intervention de la musique chantée et dansée fut entièrement supprimée au siècle romantique (qui la jugea trop frivole lorsqu’on la transporta sur la scène de la Comédie-Française). On peut le regretter, car elle apportait à ce théâtre de Marivaux une note de gratuité au sens fort du mot, c’est-à-dire de grâce, qui lui est, sans aucun doute, indispensable. Et n’est-ce pas en définitive dans ce registre, dans cet univers de poétique fantaisie que Marivaux dans toute la littérature européenne reste unique et irremplaçable? Les philosophes de son temps le donnaient pour léger. Et l’on sait comme le mot est infamant de nos jours ; il l’était déjà un peu vers le milieu du XVIIIe siècle qui s’engoue de la « comédie larmoyante » d’un Nivelle de La Chaussée ou du « drame bourgeois » d’un Sedaine (et aussi, hélas, de Diderot, égaré par ses bons sentiments républicains). Voltaire en particulier reprochait avec hauteur à Marivaux de « peser des œufs de mouches sur des balances de toiles d’araignée ». Léger? soit ; et plus que léger encore. Il est aérien.
Au siècle suivant, qui voit s’installer solidement la gravité bourgeoise, Sainte-Beuve a sauvé Marivaux d’une perte certaine en l’annexant à titre posthume à l’équipe encyclopédiste : « C’est un théoricien et un philosophe, beaucoup plus perçant qu’on ne croit sous sa mine coquette. » (Notons d’ailleurs la restriction finale : écrivain véritable, mais femelle. Les peintres et les musiciens se défendent mieux ; qui oserait parler de la « mine coquette » de Watteau ? ou de Rameau ?) Notre siècle, qui est encore presque aussi grave que le précédent, s’est autorisé, pour admettre de nouveau cet écrivain futile parmi nous, de ses efforts louables dans le sens d’une « rethéâtralisation du théâtre » (Georg Fuchs) qui font de lui un précurseur du « pirandellisme ». Il est vrai que dans Les Acteurs de bonne foi, par exemple (1757), Blaise, Colette et quelques autres valets et villageois sont mis en demeure, à l’occasion du mariage de leurs maîtres, de jouer sur le thème de ce mariage une comédie improvisée. Et il y a donc là un cas de « théâtre dans le théâtre ». Qu’il y ait, entre tant, de telles préoccupations chez Marivaux, qui le nierait? Mais ces subtilités sont-elles philosophiques ou simplement scéniques (comme dans L'Illusion du jeune Corneille) ? Au surplus, ce n’est pas là, par bonheur, tout Marivaux; et concluons que, pour l’essentiel, il est raffiné en tant que poète, bien plus que subtil en sa pensée.
Il reste que la tendance actuelle, on le voit, n’est nullement dans le sens d’un retour à l’esprit détendu, hédoniste, qui était celui de la « comédie à chansons, agrémentée de ballets ». C’est ainsi qu’on prend de plus en plus le parti - à la Comédie-Française, en particulier -de supprimer les noms trop comiques ou trop poétiques de certains personnages empruntés au répertoire de la foire (Arlequin, Trivelin, etc.). Dans Le Jeu de l'amour et du hasard, par exemple, Arlequin, suspect sans doute d’évoquer la fantaisie et l’irréel, prend le nom plus sérieux, plus réaliste, de Pasquin. Marivaux a tort ; corrigeons-le. (N’est-ce pas pour les mêmes raisons qu’on supprima du répertoire classique, ou qu’on épura, la moitié des œuvres de Molière, les comédies-ballets, coupables de n’être pas assez lourdes de signification?) Peut-être, un jour, essaiera-t-on de retourner à l’original, avec, en particulier, les danses et les chansons qui, seules, peuvent donner à ces œuvres leur « sens » véritable.