14 de Jean Echenoz, le Temps
Publié le 26/04/2023
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«
De l’usage des temps et du traitement du temps dans 14 et l’Ordre du Jour
Comme on a pu le voir sur les affiches publicitaires consacrées au film 1917, oeuvre
récente de Sam Mendes traitant de la Première Guerre Mondiale, Time is the Enemy.
Dans une époque où les transports et la communication étaient encore à la merci de
l’espace et du temps, les ouvrages littéraires qui choisissent les deux grandes guerres
comme décor tentent de rendre compte de cet élément temporel.
14 de Jean Échenoz
ainsi que l’Ordre du Jour d’Eric Vuillard sont tous deux des romans contemporains
historiques.
Je vais montrer qu’à la fois par leur usage des temps verbaux, ainsi que par
leur traitement du temps en soi, ces auteurs tentent d’ancrer leurs récits historiques dans
le présent afin d’engager le lecteur d’une façon plus palpable.
I.
La notion de temps dans 14
Ce qui frappe le lecteur au tout début de la lecture de 14, c’est l’usage du passé composé
au lieu du passé simple.
Un choix qui a été pris, auparavant, par une multitude d’auteurs,
le plus fameux exemple serait sûrement l’incipit de l’Etranger de Camus qui commence
par «Aujourd’hui, Maman est morte.» En addition de cette référence implicite à un
classique de la littérature française, une analyse de l’incipit de 14 va indiquer les effets
que ce choix aura sur le livre en son ensemble.
Dans les théories consacrées à la temporalité narrative, une notion qui s’étire de
Benveniste à Weinrich est le fait que cette temporalité soit divisée en deux catégories: la
trame événementielle, pour laquelle on utilise traditionnellement le passé simple, et les
éléments de description ou d’arrière plan, qui sont souvent simultanés et qui exigent en
général l’imparfait (ainsi que le plus-que-parfait pour les éléments antérieurs à l’action.) Ce
tandem de temps verbaux a été maintenu de façon plus ou moins stricte dans la tradition
littéraire francophone.
Mais une partie des auteurs contemporains a opté de remplacer le
passé simple par le présent, ou, comme on peut le voir dans 14, le passé composé.
L’un des effets de ce passé composé sera une certaine oralité, causée par le fait que le
passé composé est le plus souvent utilisé dans la conversation de tous les jours, tandis
que le passé simple sera normalement relégué à la littérature.
Le deuxième effet peut être
observé en regardant l’incipit (p.7) de plus près:
Comme le temps s'y prêtait à merveille et qu'on était samedi, journée que sa
fonction lui permettait de chômer, Anthime est parti faire un tour à vélo après
avoir
déjeuné.
La première phrase indique de suite le choix de la temporalité pris par Échenoz, qui va
donc utiliser l’imparfait pour les éléments descriptifs, puis le passé composé pour la trame
événementielle.
Ses projets: profiter du plein soleil d'août, prendre un peu d'exercice et l'air de la
campagne, sans doute lire allongé dans l'herbe puisqu'il a fixé sur son engin,
sous un sandow, un volume trop massif pour son porte bagages and
fil de fer.
Dès la seconde phrase, on aperçoit que le passé composé permet à l’auteur une vitesse
narrative plus rapide, puisqu’il peut ainsi utiliser un même auxiliaire (avoir) pour plusieurs
participes passés.
Cet effet va s’amplifier dans la phrase suivante:
Une fois sorti de la ville en roue libre, pédalé sans effort sur une dizaine de
kilomètres plats, il a dû se dresser en danseuse quand une colline s'est
présentée, se balançant debout de gauche à droite and commençant
de suer sur
son engin.
En combinaison avec une structure en asyndètes qui omettent les conjonctions, ainsi que
la construction averbale (cf ‘ses projets’), le style d’Échenoz donne une impression
d’énumération méthodique, presque machinale, soulignant la vitesse narrative.
Une autre particularité verbale de 14 qui s’annonce dès l’incipit est l’usage très prononcé
de structures passives:
quand une colline s'est présentée, se balançant debout de gauche à droite and
commençant de suer sur son engin.
Cet usage du passif va se poursuivre à travers l’oeuvre en son entièreté, par exemple à la
page 64: « parmi quelques dizaines, le capitaine Vayssière, un adjudant et deux fourriers
ont été trouvés morts » ou la page 95: « une troisième solution serait trouvée par Arcenel
» (14, p.
95).
Le passif retire l’agent de l’action, donnant à la trame un caractère inévitable, que les
nombreux protagonistes ne peuvent que subir.
Aussi, cela permet à Échenoz de se
supprimer de la narration, soulignant sa « non participation clairvoyante à une histoire qui
se déroule d’elle-même.
»
Vient alors à l’esprit une conclusion de Benveniste à propos des romans réalistes: (1966,
241) «personne ne parle ici; les événements semblent se raconter eux-mêmes.» Dans 14,
la guerre avance de façon impitoyable, incessante.
Autre que sa particularité dans l’usage des temps verbaux, 14 se joue aussi du sens
temporel du lecteur.
Au cours des chapitres, le récit va alterner entre le point de vue du
personnage principal Anthime et Blanche.
Du au fait que la guerre de 14-18 soit un
événement bien ancré dans la conscience historique collective, le lecteur va essayer de
deviner à quel stage du théâtre militaire se trouve le protagoniste.
Échenoz va alors
disséminer les indices avec parcimonie, réduisant le temps à son état sauvage et viscéral.
Plutôt que de donner des dates précises, les références se feront plutôt au xsaisons, au
jour, à la nuit, aux repas.
Sur le champ de bataille, les soldats qui, au début du livre
croyaient encore à une guerre qui serait résolue en quinze jours, vont développer leur
propre mesure temporelle qui s’oriente plutôt à la nature.
Aussi, ils seront à la merci des conditions climatiques, le temps météorologique donc.
À la
page 80 par exemple:
L'un des matins suivants, assez semblable aux autres, la neige a pris le parti de
tomber en même temps que les obus
II.
La notion de temps dans l’Ordre du Jour
Si 14 est caractérisé par son usage singulier du passé composé, il est alors plus difficile
d’indiquer un temps verbal dominant dans l’Ordre du Jour.
La narration est distinguée par
une alternance régulière de l’imparfait, du présent et du passé simple.
Si Robert Dion
identifie de façon correcte le présent comme temps verbal encadrant l’oeuvre, faisant
avancer l’action, il ajoute également que «c’est le changement de temps qui est notable
plus que le choix d’un temps particulier.» Dans le roman de Vuillard, l’usage du présent
permet à l’auteur d’être «À la fois partout dans le temps» (L’Ordre, p.9).
Le narrateur prend alors aussi la liberté d’interrompre pour un instant l’action, se baladant
dans la salle de réunion où se trouvent les 24 de l’incipit, capable alors de dévisager
Krupp ou de commenter sur l’apparente amabilité de Hitler.
Pour Dion, «le présent permet
de se déplacer insensiblement sur l’axe temporel, de fusionner les diverses temporalités,
illustrant ainsi en quelque sorte grammaticalement la thèse, avancée par Vuillard,....
»
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