Al-Jahiz
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Al-Jahiz
Né vers 780 à Bassora, Al-Jahiz (Abu Uthman Amr Ibn Bahr) s'établit à Bagdad où il passa la première moitié du IIIe siècle de l'Hégire,
mais se retira sur le tard dans sa ville natale et mourut à un âge fort avancé.
Il descendait probablement d'anciens esclaves d'origine africaine et son atavisme ne le préparait nullement à occuper dans la
littérature arabe le rang que chacun se plaît à lui accorder ; il faut donc lui supposer un invincible penchant pour l'étude et le métier
des lettres, avant de lui reconnaître une vive intelligence alliée à une curiosité singulièrement éveillée.
Pour s'initier aux sciences traditionnelles et acquérir la maîtrise de la langue arabe, il n'eut qu'à fréquenter la mosquée et la place
publique de Bassora où les recherches philologiques et lexicographiques étaient particulièrement actives ; sa précoce intelligence lui
ouvrit bientôt les cercles plus fermés de théologiens et les salons bourgeois où les conversations étaient alimentées par les grands
problèmes de l'époque : l'harmonisation de la raison et de la foi dans le domaine théologique et, sur le plan politique, l'épineuse
question du califat, aggravée par les revendications des non-Arabes ; l'observation pénétrante des divers éléments de la population
accrut enfin son expérience humaine et fournit des arguments à son scepticisme naturel.
Tout en dotant Al-Jahiz d'une culture déjà vaste, Bassora, qui était réaliste et rationaliste, exerça une influence décisive sur la
formation de son esprit ; mais sans doute se serait-il spécialisé dans une branche du savoir, sans un événement qui fixa définitivement
l'orientation de sa carrière : le fils de Hârûn ar-Rashîd, le nouveau calife al-Ma'mûn, lui commanda indirectement les premiers écrits
dont on fasse état, et la façon dont l'écrivain provincial s'acquitta de sa tâche inclina le souverain à l'appeler à Bagdad.
Les ouvrages qui lui valurent les honneurs et la consécration de la capitale sont relatifs au problème du califat et destinés à justifier
l'accession des Abbassides au pouvoir ; ils préludent ainsi à toute une série d'écrits de propagande tels que ses autres traités sur le
califat, sa réfutation du christianisme, son épître sur les mérites des Turcs ou ses opuscules consacrés à la question des non-Arabes.
De troublants indices porteraient même à croire que presque toute son oeuvre est d'inspiration officielle ou pour le moins dictée par un
fait d'actualité, mais on ne saurait encore l'affirmer sans témérité.
Al-Jahiz conserva cependant une assez large indépendance et sut profiter de son séjour à Bagdad pour parfaire sa formation ; il trouva
notamment une riche nourriture dans les multiples traductions du grec publiées dans la capitale et l'étude des philosophes de l'Antiquité
lui permit à la fois d'enrichir sa pensée et de mettre au point sa propre doctrine théologique sur laquelle nous gagnerions à être mieux
renseignés.
Il faut dire en effet que l'oeuvre d'Al-Jahiz, immense à en juger par les titres qu'il énumère lui-même, est loin d'être accessible dans sa
totalité.
Cependant, si l'on se base sur les ouvrages qui ont survécu, cet écrivain apparaît non seulement comme le reflet de son
temps, mais encore comme l'homme à travers lequel on peut raconter deux siècles et demi d'histoire islamique.
On doit en outre le
considérer comme le premier grand prosateur arabe car c'est lui qui, certainement, donna sa forme la plus parfaite à la prose
artistique déjà mise en honneur par des Persans arabisés.
Il mériterait aussi une place fort honorable dans l'histoire de la pensée
arabe, mais ses travaux historiques, géographiques, linguistiques ou religieux, d'ailleurs en grande partie perdus, ne présentent qu'un
intérêt local et sembleraient dépourvus de toute valeur universelle, même aux yeux des lecteurs les mieux disposés envers la
littérature arabe.
Pour saisir exactement l'originalité d'Al-Jahiz, il ne convient pas non plus de s'adresser aux critiques du cru car si, pour quelques-uns,
son surnom qu'il doit à ses yeux exorbités est devenu synonyme d'écrivain de génie, cet appellatif évoque, pour le plus grand nombre,
un personnage bouffon qui apparaît dans une foule d'anecdotes simplement valorisées par l'addition d'un nom célèbre.
Ce passage
dans la légende, Al-Jahiz le doit sans nul doute à sa laideur et à sa renommée, mais il le doit aussi à une particularité de son écriture
qui diminue sensiblement le sérieux de son oeuvre : contrairement à l'habitude des auteurs arabes qui se soucient fort peu de
l'agrément du lecteur, Al-Jahiz ne se fait pas faute d'insérer dans les développements les plus ardus, des remarques spirituelles, des
anecdotes, des réflexions piquantes ; cette conception, jointe à un sens naturel de l'humour, lui permet d'aborder avec aisance les
problèmes les plus sérieux pour en faciliter la vulgarisation ; elle fait du Bayân une anthologie lisible, du Livre des animaux (en 7 vol.),
non point seulement un bestiaire, mais un véritable fourre-tout où les animaux ne sont souvent qu'un prétexte, de l'épître du Rond et
du Carré, un chef-d'oeuvre d'ironie en même temps qu'une liste déconcertante de questions auxquelles on voudrait bien pouvoir
répondre.
Ce manque d'ordre, ce mélange dosé de sérieux et de plaisant irritent fortement les lecteurs occidentaux qui souhaiteraient presque un
remaniement de l'oeuvre d'Al-Jahiz, tout en reconnaissant pourtant la valeur d'un style alerte et riche, caractérisé par la recherche du
mot propre au besoin étranger , de l'expression pittoresque, de l'harmonie et de l'équilibre de la phrase.
Mais il faut avoir accès aux
textes originaux pour goûter pleinement l'agrément de ce style que les meilleures traductions ne sauraient respecter.
Il est cependant un domaine où l'accord doit se faire et s'il fallait plaider pour Al-Jahiz, nous nous bornerions à mettre en avant l'acuité
de son observation, son scepticisme enjoué et son sens du comique qui font de lui un admirable peintre des caractères et de la société.
A cet égard, ses Avares, où il met en scène des personnages réels ses amis parfois sont à la fois une pittoresque galerie de portraits et
une étude de l'avarice dont on chercherait en vain l'équivalent dans la littérature arabe ; son traité sur l'Amour et les femmes comme
son épître sur les Esclaves-chanteuses où il peint en quelques touches habiles toute une catégorie sociale, seraient dignes d'appartenir
à la littérature universelle.
C'est donc par son humour, par son sourire malicieux ou son rire franc que Al-Jahiz semble se rapprocher le plus de nous ; mais il
serait encore téméraire de vouloir porter sur lui un jugement plus nuancé car la critique doit attendre les résultats de l'érudition.
D'ores
et déjà pourtant, on est en droit d'attirer l'attention du monde cultivé sur un écrivain qui domine une large fraction de la littérature
arabe au Moyen Âge et mérite mieux, de notre part, qu'un simple sentiment de curiosité attendrie ou amusée..
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