Alexandre Blok
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Alexandre Blok
Son visage est régulier et beau, ses yeux larges et gris.
Le front haut, droit, est surmonté d'une chevelure cendrée, rebelle.
De haute
taille, large d'épaules, doué d'une grande force physique, Alexandre Blok surprend par l'étrange lenteur d e ses mouvements, par
l'expression figée, comme morte, de ses yeux, par sa voix, sourde, rappelant celle d'un homme mal éveillé ou d'un médium qui aurait à
traduire les sons de l'Au-delà.
Chaque mot, il le prononce comme s'arrachant à un songe.
Et de ses vers, il en parle bizarrement : une
volonté étrangère s'y est manifestée à laquelle il n'a pas pu ne pas se soumettre.
Quand le poète Goumilev critique la fin des Douze,
voyant dans l'apparition du Christ un simple artifice littéraire, Blok l'écoute sans changer de visage.
Puis, pensivement : " Moi non plus, je
n'aime pas la fin des Douze...
Quand j'eus terminé le poème, je fus moi-même surpris : pourquoi le Christ ? Mais plus attentivement je
regardais, plus clairement je voyais le Christ, et je notais, à mon regret, le Christ.
" Il voit le Christ, il perçoit " la marche brumeuse des
autres mondes " ; il dévoile aux hommes " ce qui n'est pas de cette terre ".
Il écrit : " Ouvrez mes livres ; là est dit tout ce qui arrivera.
Oui, je fus un prophète.
"
De ce prophète, de ce visionnaire, l'univers poétique est un ailleurs, délié de notre temps, de notre espace et dont l'essence est musique.
Pour créer, c'est vers cette vague immense de musique que Blok tend de tout son être.
Il est non un créateur libre et lumineux, mais
l'envoûté de l'obscur, un médium à qui la divinité a imposé cette terrible charge de recevoir les autres mondes et, si la chose se pouvait,
de les communiquer à ce monde-ci.
Le poète ne fait qu'écouter la musique de ces autres mondes, les transcrire aussi fidèlement que le
lui permettent ses moyens humains.
Il est ce musicien à q u i sa musique est dictée, et, aussi longtemps qu'il perçoit, lointaine et
indistincte, la voix des autres mondes, de ce lointain, de cet indistinct, participe sa poésie.
De cet obscur univers, l'expression reste obscure.
Non de l'obscurité formelle, toute littéraire, d'un Mallarmé, d'un Valéry, obscurité voulue
qui tend à élever l'expression vers le sublime, au point de raréfier l'air qu'on y respire.
L'obscurité de Blok ne participe pas de cet hermétisme abstrait.
C'est une obscurité organique, venue du fond même de ces régions
inexprimables dont le poète se fait l'écho.
Logique et clarté perdent chez lui leur primauté.
Le comprend qui l'écoute.
De là, ses rythmes
magiques que l'on a pu comparer à un poison insidieux.
De là, aussi bien, l'inachevé, le flou, l'obscur de son œuvre poétique.
Cette foncière obscurité, les contemporains du poète l'ont interprétée en des jugements d'une diversité décevante.
Tout en lui déconcertait
: sa poésie, sa personnalité, sa vie.
Car chez Blok, vie et poésie se confondent et l'une participe de l'obscure mystique de l'autre.
Toute orientée vers l'ailleurs, sa vie se situe
sur un plan d'absolue solitude.
Au début, son existence retirée et calme, toute hors du monde et familiale, popularise l'image d'un poète-moine à l'abstraite et
intransigeante pureté.
Le centre de cette vie-là est le domaine de Chakhmatovo, au parc couvert de sapins, de bouleaux, de tilleuls,
d'érables.
Là, s'entremêlent les églantiers, les roses, les narcisses, les iris, les lilas.
Bordé de très vieux bouleaux, un chemin descend
vers l'étroite vallée, où, sous la voûte des aulnes, l'étang d'un ruisseau nonchalant.
L'intense poésie de Chakhmatovo a, toute sa vie, envoûté Blok.
Chaque été l'y ramenait.
Et c'est là que le poète puise les traits les plus
familiers de ses futurs paysages.
Mais, il y a l'autre décor, l'autre vie.
Saint-Pétersbourg et ses brumes, la Neva enveloppée de brouillard, la désolation de ses quais de
granit.
Les îles, avec, au loin, les feux de Cronstadt, leurs allées humides et secrètes, les établissements nocturnes d'où s'échappent des
bouffées de lumière, de musique, de rires et de voix.
Et, surtout, il y a l'attrait des faubourgs, des ruelles bordées de maisons basses,
hantées de voyous et de filles et d'où se dégage une trouble poésie, faite de vice et de misère, de crasse et de profonde humanité.
Poésie d'un visage entrevu derrière un rideau à moitié baissé ; d'un pot de géraniums éclatants sur un fond sordide de masures ; d'un
regard éperdu d'enfant abandonné ; ou encore, l'atrocité de telle scène où des dvorniks ivres s'amusent à torturer un rat blessé.
Il aime ces sombres quartiers qui le confirment dans l'image qu'il se fait du monde des hommes, " monde terrible, trop étroit pour mon
cœur, baraque de foire, lieu de honte ".
Cette humanité, Blok a pour elle une pitié torturante, mais il n'a pas conscience d'en faire partie.
Que de fois, il s'est désolidarisé d'eux, de ces hommes qui, pour lui, n'ont rien d'humain.
" Durant l'été torride et l'hiver plein de
tourmentes, durant les jours de vos noces, de vos fêtes, de vos deuils...
", durant toutes ces quotidiennes et humaines choses qui
remplissent les jours et les vies mêmes des hommes, lui garde sa totale, son irrémédiable solitude.
Seul et prisonnier de son monde à
lui, il passe dans les ruelles des faubourgs, toujours impeccablement vêtu, coiffé de son large feutre gris.
Entre ces deux pôles, son âme semble, sa vie durant, osciller : son foyer, sa maison, son bureau bourré de livres, l'ordre légendaire qui
l'entoure et qui a quelque chose de figé et d'inhumain ; et sa vie extra-familiale, ses fugues de plusieurs jours dans les quartiers perdus
de la capitale d'où il revient brisé, hagard, sentant le vin et le mauvais lieu.
Il en rapporte une âme encore un peu plus lasse, plus
désespérée et, souvent, quelques vers à la beauté déchirante.
Il passe beaucoup de temps dans la banlieue d'Ozerki, chez les Tziganes.
Leur vie riche et instinctive, leur ardeur sans frein, leur sens inné du beau, leurs voix rauques et sauvages, l'envoûtent, lui donnent une
impression de profonde et intime parenté.
L'élément tzigane est une source à laquelle ont puisé tous les grands lyriques russes, depuis
Pouchkine et Lermontov, jusqu'à Apollon Grigoriev et Blok.
Mais personne n'a su, comme ce dernier, faire siens les rythmes mêmes de ces
mélopées, qui chantent " la multitude des mondes ".
Oui, les Tziganes envahissent véritablement la vie de Blok.
Leur musique, leurs chants, leurs danses, leurs yeux bridés et jusqu'à leurs
souples mains brunes " cerclées de bagues pointues ", tout en elles l'inspire.
Vers la fin de sa vie, son visage est celui d'un ange amer.
Son regard, celui d'une statue.
" Qu'il est difficile d'aller parmi les vivants et de
faire semblant de ne pas être mort.
"
Des choses qu'il avait aimées, plus rien ne subsistait.
" Le pou a dévoré l'univers.
" Le monde est froid, silencieux et hostile.
" Tous les
sons se sont tus.
Est-ce que vous n'entendez pas qu'il n'y a plus de sons ? " Seule, subsiste dans ce silence tragique, la Russie " entité
lyrique qui, en réalité, n'existe pas, n'a pas existé et n'existera jamais ".
Cette Russie, il lui a voué une passion sans exemple et la
chante une dernière fois, en 1918, en des rythmes jamais entendus.
Et puis, le poète recule dans ce domaine de la nuit d'où il n'y a plus de retour et, vivant, se laisse sombrer dans le néant..
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