Alexandre Pouchkine
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Alexandre Pouchkine
Voici le plus européen et le moins compris en Europe des grands écrivains de la Russie, le plus grand et le plus intraduisible des poètes.
Sa gloire est fermement établie, mais pour ceux qui n'entendent pas sa langue elle n'est fondée, somme toute, que sur des ouï-dire, et
s'ils s'avisent d'y aller voir eux-mêmes, ils risquent fort de la trouver injustifiée.
Un poème de Pouchkine, traduit honnêtement mais sans
miracle, produit l'impression la plus fâcheuse, celle du lieu commun.
Au surplus, cette impression n'est pas entièrement fausse.
Il est
certain que la matière de son oeuvre n'a rien d'insolite ni de particulièrement frappant, rien qui puisse intriguer ou capter le lecteur en
l'absence de la forme par laquelle, dans le texte original, elle se trouve non pas revêtue seulement mais transfigurée.
Et cette forme, on
ne peut dire non plus qu'elle soit singulière ou exotique, de sorte que son imitation par le traducteur, même méticuleuse au possible, ne
saurait aboutir à un effet tant soit peu inattendu.
Les thèmes lyriques de Pouchkine sont des lieux communs du lyrisme universel, ceux de
ses poèmes dramatiques ou narratifs appartiennent de même, pour la plupart, au patrimoine commun de la poésie européenne, et sa
manière de traiter les uns et les autres s'y rattache, elle aussi, pour l'essentiel.
Il est vrai que tout cela est intimement assimilé,
délicatement transposé, plongé dans une ambiance nouvelle et vivifiante, merveilleusement russifié et "pouchkinisé" à la fois ; mais les
moyens de cette métamorphose ne sont nullement spectaculaires et ils appartiennent en propre à la langue russe, dont Pouchkine,
précisément, avait mesuré pour la première fois toute l'étendue des ressources et des nuances.
Le secret de son art, que seuls peuvent
deviner ceux qui le lisent en russe, tient avant tout à la constante et subtile perfection du tissu verbal tout entier rythme, sonorité,
intonation, valeur exacte du mot, mouvement syntaxique que la plus légère altération suffit à détruire, parce qu'elle ne peut éviter de
déplacer le rapport des sentiments et des pensées aux paroles et aux sons qui conjointement les expriment.
Mieux croit-on comprendre
Pouchkine, dans une traduction, et moins on le comprend.
On le traduirait plus facilement s'il était un poète plus difficile.
Car il offre ce
paradoxe, ou qui paraît tel de nos jours, d'être à la fois un musicien du langage, parmi les plus raffinés qui aient jamais vécu, et un
partisan de la clarté, des plus intransigeants, qui s'interdit à faire subir au sens des mots et à l'articulation de la phrase la moindre
violence.
A l'usage du timbre des voyelles, du bruissement des consonnes, non moins savant que celui dont on subit le charme en lisant
L'Après-midi d'un faune, il unit l'aisance, le naturel, le ton simple et direct d'un Villon ou d'un Chaucer.
Cette maîtrise suprême alliée à cette délectable fraîcheur, il la doit à son génie, mais elle n'en est pas moins le fruit d'un effort, et elle
correspond aussi à un moment unique dans l'histoire des lettres russes.
La vie de Pouchkine fut brève.
Né le 6 juin 1799 il mourut atteint
par la balle de son beau-frère d'Anthès, avec lequel il s'était battu en duel deux jours auparavant, le 10 février 1837.
Cependant la
différence de forme et d'esprit entre ses premières oeuvres et les dernières n'est pas moins frappante que celle qui se laisse observer
chez ceux de ses pairs auxquels il fut donné de vivre le double de ce qu'il a vécu.
Le développement dont chez lui elle témoigne est à la
fois un approfondissement de l'élan créateur et un mûrissement critique, lequel se traduit notamment dans le choix des oeuvres
étrangères que Pouchkine s'assimile et dont il transmet l'action fécondante à la littérature de son pays.
La première influence qui s'exerce
sur lui est celle de Voltaire, rimeur d'épigrammes et auteur de La Pucelle, ainsi que celle de Parny et de ses émules.
Celle de Chénier les
fera oublier un peu plus tard ; mais en 1820, c'est encore la lecture des Contes de La Fontaine et de leur suite qui est sensible, malgré le
décor épique et national, dans Rouslan et Ludmilla.
Deux ans après, il est de son propre aveu "fou de Byron", et la poésie française, celle
même qui a présidé à ses débuts, lui semble "timide et maniérée".
Or, en 1823, lorsqu'il commence Eugène Onéguine, dont le ton
enjoué, surtout dans le premier chapitre, doit beaucoup à Don Juan et à Childe Harold, et qu'il travaille aux Tsiganes, le premier en date
de ses chefs-d'oeuvre, où un thème byronien est traité dans un esprit qui ne l'est guère, Byron, déjà, n'est plus tout à fait son dieu.
Il se
tournera bientôt, avec pour le moins autant d'enthousiasme, vers Shakespeare dont l'emprise se manifestera d'abord dans Boris
Godounov, écrit en 1825 et puis, avec un éclat unique, dans le grand monologue du Chevalier avare.
Bien qu'il n'eût appris l'anglais que
dans les livres et qu'il le prononçât comme si c'était du latin, ce sont les lettres anglaises qui lui apportèrent par la suite le plus
d'éléments utiles à son oeuvre.
Sa diction poétique s'affina sous l'influence des poètes lakistes, de Coleridge en premier lieu, et Walter
Scott orienta la conception générale et la technique narrative de sa prose (dans Le Nègre de Pierre le Grand, et plus tard dans Doubrovski
et La Fille du capitaine).
Quant au style, cette prose, néanmoins, ressemble à celle de Mérimée, et celui-ci y a reconnu (à propos de La
Dame de pique) la tradition française du XVIIIe siècle, tandis que la poésie, il disait qu'elle lui semblait classique plutôt à la grecque qu'à
la française.
Au vrai, qu'il s'agisse de modèles français ou anglais, de lectures de Faust ou de la Divine Comédie (Dante) ce que l'on
constate surtout, c'est que Pouchkine possède à un degré très rare le don de faire sien tout ce qu'il emprunte aux autres.
Grâce à ce don
qu'il a tout fait pour développer, grâce à son incessant labeur, la Russie possède une littérature qui est d'Europe : il lui a fait recueillir le
plus précieux des héritages.
Au cours des années qui précèdent son mariage (18 février 1831) Pouchkine, poète, parvient à sa suprême maturité.
Pendant les six
dernières années de sa vie, la prose l'occupe plus constamment, bien que les Tsiganes mêmes et Poltava (1828) soient éclipsés, quant à
la profondeur de la conception et la splendeur du langage, par Le Cavalier de bronze écrit en 1833.
Ce poème, le plus beau qu'il ait écrit,
ainsi que le dernier chapitre d'Eugène Onéguine (1831), les quatre "petits drames" (terminés à la fin de 1830) et un certain nombre de
brefs poèmes lyriques (dont quelques-uns postérieurs au Cavalier) forment un groupe d'oeuvres qui occupent une place à part dans
l'affection des Russes sensibles à la poésie : elles leur semblent être comme une émanation naturelle et tout à la fois une suprême
justification de la langue même qu'ils parlent.
Ce poète, si "occidental" à tant d'égards, le voici plus proche de leur coeur et davantage au
centre de leur littérature que les grands écrivains qui semblent aux étrangers beaucoup plus russes que lui.
Au reste, la littérature, et en
particulier la poésie, ayant évolué en Russie avec une rapidité extrême, Pouchkine figure, pour ses compatriotes, ce que Ronsard,
Malherbe et Racine, réunis en une seule personne, pourraient figurer pour les Français.
Quant à la prose, si l'oeuvre de Pouchkine, ici,
n'est pas un aboutissement, même provisoire, elle est la base sur laquelle, ultérieurement, tout l'édifice de la prose russe fut construit.
Cela dit, il reste que l'amour qu'on porte à Pouchkine tient aussi à une qualité irréductible de son oeuvre même.
Il y en a très peu de par
le monde qui paraissent aussi simples, aussi ouvertes.
Rien ne semble plus naturel, plus accessible à chacun, que la justesse parfaite de
ce vers, que la sobre transparence de cette prose.
Avec Mozart, avec Vermeer, avec Raphaël, qui eux aussi n'ont vécu que la moitié de ce
que l'on considère comme la durée normale d'une vie, Pouchkine partage ce privilège de nous faire croire que le génie est la même chose
que le bonheur..
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