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Alfred de Vigny - LES DESTINEES : LA MAISON DU BERGER

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Pars courageusement, laisse toutes les villes ; Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin Du haut de nos pensers vois les cités serviles Comme les rocs fatals de l'esclavage humain. Les grands bois et les champs sont de vastes asiles, Libres comme la mer autour des sombres îles. Marche à travers les champs une fleur à la main. La Nature t'attend dans un silence austère ; L'herbe élève à tes pieds son nuage des soirs, Et le soupir d'adieu du soleil à la terre Balance les beaux lys comme des encensoirs. La forêt a voilé ses colonnes profondes, La montagne se cache, et sur les pâles ondes Le saule a suspendu ses chastes reposoirs. Le crépuscule ami s'endort dans la vallée, Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon, Sous les timides joncs de la source isolée Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon, Se balance en fuyant dans les grappes sauvages, Jette son manteau gris sur le bord des rivages, Et des fleurs de la nuit entrouvre la prison. Alfred de Vigny - LES DESTINEES : LA MAISON DU BERGER

« Jean-Jacques Rousseau puis les romantiques ont célébré la nature comme un havre de paix, propice à la méditation. A lfred de V igny, bien qu'il ait su décrire les splendeurs de Paris dans ses P oèmes antiques et modernes, nous invite, dans « La M aison du Berger », à quitter les villes pour trouver la liberté dans la campagne. Dans ce poème des Destinées, l'auteur peint les pouvoirs de séduction de la nature, comme la variété des paysages et la beauté du soleil couchant.

Il y ajoute d'autres attraits : la liberté, la possibilité de s'isoler et de rêver, un monde pur et harmonieux. Les trois strophes de sept vers extraites de « La Maison du Berger » évoquent un paysage de montagnes et de champs, décrits à un moment de la journée privilégié, le crépuscule. Les premiers éléments qui le caractérisent sont l'espace et la dimension. Les bois sont « grands » (v.5), les champs sont « vastes » (v.5), les colonnes de la forêt « profondes » (v.12).

S'y ajoutent la hauteur des montagnes et le creux des vallées.

La campagne apparaît comme une large « mer » peuplée d'« îles » (v.6), l'horizon s'étend loin, couvert de « bois » (v.18). C ette immensité conserve une grande harmonie : la nature malgré ses dimensions importantes reste accueillante par une température modérée (le soleil est présent, mais s'accompagne de l'humidité des rivières et des sources).

Elle est animée d'un mouvement lent et régulier qui lui donne une grande douceur : les lys se balancent dans l'air du soir, le crépuscule «se balance» (v.19). On notera également la variété des différentes parties du décor et de la flore. Le paysage comprend des sommets (v.13), une vallée (v.15), des bois et forêts (v.5, 12, 18), des rivières et une source («pâles ondes », v.13 ; « source », v.17 ; « rivages », v.20), des « champs » (v.5). Parmi les arbres est cité le « saule » (v.14), particulièrement bien décrit puisque ses branches tombantes sont comparées à des « reposons », ces autels dressés dans les villages ou le long des étapes d'une procession, pour que le prêtre catholique y dépose le Saint-Sacrement.

On les ornait souvent de fleurs et de feuillages, ce qui les rendait plus proches encore de la nature qui les entourait.

D'autre part le saule, comme dans la réalité, est situé près d'une pièce d'eau ou d'une rivière (« sur les pâles ondes le saule...

», v.

13-14).

Cet arbre en effet apprécie la fraîcheur.

Deux discrètes allitérations en [s] et [l] retranscrivent son mouvement souple et lent (v.

13-14) : « ...

sur les pâles ondes Le saule a suspendu ses chastes reposoirs » Les plantes indiquent aussi qu'il s'agit d'un paysage d'Europe, dans un climat doux et agréable.

Les fleurs sont présentes dans chacune des strophes, soit par le terme générique (v.7 et 21), soit par les «lys», qui font partie des plus belles corolles.

Ici encore deux allitérations, en [b] et [1], soulignent l'effet de la brise : «Balance les beaux lys ».

La comparaison avec les « encensoirs » évoque l'odeur suave de ces fleurs.

On mentionnera aussi «l'herbe» (v.9,16), le «gazon» (v.16) et les «joncs » (v.17). Le coucher du soleil donne à ces plantes et au paysage un charme supplémentaire par la qualité des couleurs et la douceur des lumières. A insi le « crépuscule » (v.l5) s'étend « sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon » (v.16).

Deux belles images expriment dans la dernière strophe le mouvement du soleil qui s'abaisse à l'horizon.

Il « se balance en fuyant sur les grappes sauvages » (v.19), et « jette son manteau gris sur le bord des rivages » (v.20).

Quant au « nuage des soirs » (v.9) qu'élève l'herbe, il peut s'agir d'une buée d'humidité, ou de ses teintes particulières. Le thème du sommeil qui saisit la nature contribue à cette douceur.

« Le crépuscule [...] s'endort dans la vallée » (v.15), déjà le bois rêve (v.l8).

Nulle tristesse dans cet endormissement, comme pourrait le faire croire le « soupir d'adieu du soleil à la terre » (v.10).

A u contraire, le soir éveille une nouvelle vie puisque qu'il « entrouvre la prison » des « fleurs de la nuit » (v.21).

C e détail fait référence à certaines corolles qui ne s'épanouissent que le soir. C e tableau animé invite donc à rejoindre la nature.

À ces charmes esthétiques, en outre, le poète ajoute des fonctions plus importantes encore. En effet la nature, contrairement aux villes, offre la liberté, un isolement propice à la rêverie, et prend une dimension presque religieuse. Le thème de la liberté est présent dans la première et la dernière strophe.

Son champ lexical est riche : « servile » (v.3), « esclavage » (v.4), «prison» (v.21) s'opposent à «asiles» (v.5), « libres » (v.6).

L'asile est ici le lieu où l'on se réfugie pour échapper à la servitude. Le passage n'en donne pas les raisons, mais l'on devine que l'auteur considère les cités comme des endroits qui enchaînent l'homme dans des espaces étroits et une vie sociale contraignante. A ucune d'entre elles n'y échappe : « laisse toutes les villes ».

M ême s'il se trouve bien des citadins aujourd'hui pour aimer la vie en ville, nous partageons tous l'expérience du sentiment de liberté particulier que donne la pleine nature. Une image audacieuse compare les murs des cités aux « rocs fatals de l'esclavage humain » (v.4) : la nature, mais une nature hostile, est utilisée pour décrire la ville.

En effet ces « rocs » précipitent vers la mort, comme l'indique l'adjectif « fatal ».

En contraste, les « grands bois et les champs » apparaissent comme de « vastes asiles » (v.5). Le poème invite également à quitter tout ce qui témoigne de la communauté humaine : la poussière du « chemin » (v.2), tracé par les hommes, s'oppose à la douceur et aux couleurs de l'herbe humide et des champs. La liberté s'accompagne de bien-être et ne se traduit pas par une solitude angoissante.

Au contraire, la nature est un asile (v.5) protecteur, le crépuscule est «ami», les joncs sont « timides » et non agressifs.

Le promeneur est seul, comme la « source isolée », mais cette solitude est peuplée.

La fleur à sa main symbolise peut-être le fait qu'il se rend vers la Nature, qui l'« attend » (v.8) comme l'on va vers une hôtesse. La personnification des éléments du paysage contribue à donner l'impression que ce lieu est habité d'êtres agréables.

De nombreux verbes d'action ont des choses pour sujet : l'herbe « élève » son nuage (v.9), la forêt se cache (v.12), le crépuscule «s'endort» et possède un manteau (v.20), etc.

La Nature est ellemême personnifiée par sa majuscule. Une dernière métaphore, dans la deuxième strophe, donne à la nature une dimension quasi religieuse.

A insi les lys sont comparés à des «encensoirs».

La forme de ces objets souvent très ouvragés et précieux, rappelle de façon claire cette fleur, aux pétales raffinés, à la forme élégante, qui ici se penche et se balance sur la tige comme l'encensoir, constitué d'une chaîne au bout de laquelle on balance un petit réceptacle où brûle l'encens.

La comparaison est pertinente, jusque dans l'odeur délicieuse, mais elle introduit également l'image de l'église.

O n retrouve celle-ci dans les « colonnes profondes » de la forêt (v.l2), qui évoquent une cathédrale.

Le « silence austère » (v.8) de la Nature n'est pas non plus sans rappeler la gravité des cérémonies sacrées.

Enfin les « chastes reposoirs » du saule (v.14) prolongent la métaphore et y ajoutent une vertu importante dans le culte catholique : la chasteté, obligatoire pour les prêtres, et recommandée aux fidèles. Loin de l'agitation citadine et des intérêts proprement humains, l'être qui s'abandonne à la Nature pénètre donc dans un monde plus pur, plus propice au recueillement sur l'essentiel, la vie spirituelle. C es alexandrins célèbrent des qualités de la Nature que l'on retrouve chez de nombreux auteurs au xixe siècle : la beauté le calme, une solitude apaisante, la relation privilégiée avec Dieu.

A la même époque, sans que l'on puisse être sûr d'une influence directe de l'un des auteurs sur l'autre, C harles Baudelaire, dans le poème « Harmonie du soir » ou « Correspondances » des Fleurs du Mal, reprend des métaphores identiques et notamment l'encensoir les colonnes, le reposoir. C ette conception lyrique de la nature, bien que datée, peut encore être partagée par les lecteurs d'aujourd'hui par sa poésie.. »

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