André Malraux La condition humaine (VIe partie.)
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Gisors s'était allongé de nouveau sur le divan. « Et, plus tard, je devrai me réveiller … » Combien de temps chaque matin lui apporterait-il de nouveau cette mort ? La pipe était là : la paix. Avancer la main, préparer la boulette : après un quart d'heure, penser à la mort même avec une indulgence sans limites, comme à quelque paralytique qui lui eût voulu du mal : elle cesserait de pouvoir l'atteindre ; elle perdrait toute prise et glisserait doucement dans la sérénité universelle. La libération était là, tout près. Nulle aide ne peut être donnée aux morts. Pourquoi souffrir davantage ? La douleur est-elle une offrande à l'amour, ou à la peur ?… Il n'osait toujours pas toucher le plateau, et l'angoisse lui serrait la gorge en même temps que le désir et les sanglots refoulés. Au hasard, il saisit la première brochure venue (il ne touchait jamais aux livres de Kyo, mais il savait qu'il ne la lirait pas). C'était un numéro de La Politique de Pékin tombé là lorsqu'on avait apporté le corps et où se trouvait le discours pour lequel Gisors avait été chassé de l'université. En marge, de l'écriture de Kyo : « Ce discours est le discours de mon père. » Jamais il ne lui avait dit même qu'il l'approuvait. Gisors referma la brochure avec douceur et regarda son espoir mort.
Il ouvrit la porte, lança l'opium dans la nuit et revint s'asseoir, épaules basses, attendant l'aube, attendant que se réduisît au silence, à force de s'user dans son dialogue avec elle-même, sa douleur… Malgré la souffrance qui entrouvrait sa bouche, qui changeait en visage ahuri son masque grave, il ne perdait pas tout contrôle. Cette nuit, sa vie allait changer : la force de la pensée n'est pas grande contre la métamorphose à quoi la mort peut contraindre un homme. Il était désormais rejeté à lui-même. Le monde n'avait plus de sens, n'existait plus ; l'immobilité sans retour, là, à côté de ce corps qui l'avait relié à l'univers, était comme un suicide de Dieu. Il n'avait attendu de Kyo ni réussite, ni même bonheur ; mais que le monde fût sans Kyo … « Je suis rejeté hors du temps » ; l'enfant était la soumission au temps, à la coulée des choses : sans doute, au plus profond, Gisors était-il espoir comme il était angoisse, espoir de rien, attente, et fallait-il que son amour fût écrasé pour qu'il découvrît cela. Et pourtant, tout ce qui le détruisait trouvait en lui un accueil avide : « Il y a quelque chose de beau à être mort », pensa-t-il.
……
André Malraux
La condition humaine
(VIe partie.)
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