Annie Ernaux, La place, édition Gallimard, 1983
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Annie Ernaux, La place, édition Gallimard, 1983
Il n'osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de mes
études. Sauf le latin, parce qu'il avait servi la messe, elles lui étaient incompréhensibles et il
refusait de faire mine de s'y intéresser, à la différence de ma mère. Il se fâchait quand je me
plaignais du travail ou critiquais les cours. Le mot « prof » lui déplaisait, ou « dirlo », même
« bouquin ». Et toujours la peur OU PEUT-ETRE LE DESIR que je n'y arrive pas.
Il s'énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur leur compte
mon visage fermé et ma mauvaise humeur. La lumière sur la porte de ma chambre le soir lui
faisait dire que je m'usais la santé. Les études, une souffrance obligée pour obtenir une bonne
situation et ne pas prendre1 un ouvrier. Mais que j'aime me casser la tête lui paraissait
suspect. Une absence de vie à la fleur de l'âge. Il avait parfois l'air de penser que j'étais
malheureuse.
Devant la famille, les clients, de la gêne, presque de la honte que je ne gagne pas encore
ma vie à dix-sept ans, autour de nous toutes les filles de cet âge allaient au bureau, à l'usine,
ou servaient derrière le comptoir de leurs parents. Il craignait qu'on ne me prenne pour une
paresseuse et lui pour un crâneur. Comme une excuse : « On ne l'a jamais poussée, elle
avait ça dans elle. ». Il disait que j'apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler,
c'était seulement travailler de ses mains.
Les études n'avaient pas pour lui de rapport avec la vie ordinaire. Il lavait la salade dans
une seule eau, aussi restait-il souvent des limaces. Il a été scandalisé quand, forte des
principes de désinfection reçus en troisième, j'ai proposé qu'on la lave dans plusieurs eaux.
Une fois, sa stupéfaction a été sans bornes, de me voir parler anglais avec un auto-stoppeur
qu'un client avait pris dans son camion. Que j'aie appris une langue étrangère en classe, sans
aller dans le pays, le laissait incrédule.
Liens utiles
- Annie Ernaux - La place (commentaire de texte)
- Annie Ernaux, La Place
- Annie Ernaux, La Place (1984)
- Annie Ernaux, Une femme, 1987.
- Thierry Maulnier écrit dans son Racine (p. 70, Gallimard, édit.) : « Montrer sur la scène des monstres ou des meurtres, montrer du sang, montrer de brillants costumes ou des foules ou des batailles, tout cela est bon pour des primitifs, des romantiques ou des enfants. La grandeur et la gloire de l'homme sont d'avoir cessé de montrer parce qu'il a appris à dire. L'art le plus affiné et le plus complexe est nécessairement l'art où le langage - honneur des hommes, dit le poète - a la plac