Après avoir parlé du théâtre de Samuel Beckett, Gaétan Picon déclare à propos des pièces d'Ionesco qu'on assiste à notre époque à une « mise en question de la convention théâtrale ». En vous appuyant sur l'oeuvre d'un des écrivains que l'on a rangés parmi les créateurs d'un «anti-théâtre » vous montrerez comment elle s'oppose sur le plan des structures dramatiques et sur celui de la conception du comique au théâtre traditionnel.
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Après avoir parlé du théâtre de Samuel Beckett, Gaétan Picon déclare à propos des pièces d\'Ionesco qu\'on assiste à notre époque à une « mise en
question de la convention théâtrale ».
En vous appuyant sur l\'oeuvre d\'un des écrivains que l\'on a rangés parmi les créateurs d\'un «anti-théâtre » vous
montrerez comment elle s\'oppose sur le plan des structures dramatiques et sur celui de la conception du comique au théâtre traditionnel.
INTRODUCTION
L'étiquette commune sous laquelle on a rangé un certain nombre d'oeuvres théâtrales représentées au cours de ces dernières années est particulièrement
significative.
On parle à leur sujet d'« anti-théâtre ».
C'est assez dire que, de propos délibéré, leurs auteurs s'attachent à prendre, à propos des structures
dramatiques et à propos du problème du comique, des positions révolutionnaires.
A ce titre les pièces d'Eugène Ionesco offrent une illustration brillante de
cette théorie et de cette technique nouvelle.
I.
L'ABOLITION DE LA DISTINCTION DES GENRES, BASE D'UNE REFONTE TOTALE
C'est ainsi que, d'emblée, dans l'une de ses pièces, Victimes du Devoir, faisant d'un de ses personnages son porte-parole, Ionesco lui prête cette
déclaration : « Plus de drame ni de tragédie ; le tragique se fait comique, le comique est tragique.
» Quand on se rappelle ce que représentait, à l'époque du
théâtre romantique, le simple fait de réclamer le droit pour un écrivain de faire coexister dans une même pièce le comique et le tragique, on mesure d'autant
mieux l'audace révolutionnaire de cette déclaration.
Il ne s'agit plus maintenant de faire accepter un mélangé des genres, mais de mettre en question le
principe même de leur distinction.
Ionesco affirme que les deux éléments sont inséparables parce qu'en réalité ils se confondent.
Et cette perspective
inspire toute l'originalité de son théâtre.
Le comique poussé à son paroxysme ramène inévitablement aux sources profondes du tragique.
L'exploitation
rigoureuse de ce principe conduit à abolir les structures traditionnelles du théâtre ou à en changer radicalement le caractère et la portée.
Le dialogue C'est ainsi d'abord que le dialogue, élément majeur à partir duquel on reconnaît d'emblée si un écrivain est doué pour le théâtre, perd ses
qualités habituelles.
D'ordinaire on se plaît à saluer la vivacité des reparties qui s'affrontent et l'escrime des ripostes fulgurantes qui fusent du tac au tac.
Chez Ionesco, les personnages échangent des propos souvent sans queue ni tête.
Ce ne sont que cliquetis de mots ou plutôt de sonorités, dans la mesure
où ces mots sont vides de sens ; il suffit pour s'en convaincre d'écouter converser M.
et Mme Smith au début de la Cantatrice chauve :
« J'irai demain lui acheter une grande marmite de yaourt folklorique...
Le yaourt est excellent pour l'estomac, les reins, l'appendicite et l'apothéose.
» Parfois
l'écrivain se complaît à associer curieusement les choses et les êtres à partir d'un élément plus qu'inattendu.
Témoin cette réplique de La Leçon : « Les
roses de ma grand-mère sont aussi jaunes que mon grand-père qui était Asiatique.
»
Les caractères Mais l'aspect insolite de ce dialogue n'est pas gratuit.
En un sens il révèle la psychologie des personnages aussi insolite que leurs propos.
Habituellement on assiste au théâtre à des conflits de caractères et la puissance du comique naît souvent du relief abrupt que prend chez un personnage un
trait essentiel qui le domine.
Ici les personnages n'ont d'ordinaire aucune individualité.
Et s'il est vrai toutefois que Bérenger, le héros des pièces les plus
récentes, possède une cohérence réelle, il n'est que l'exception qui confirme la règle.
Ce n'est pas sans raison que tant d'hommes et de femmes auxquels il
est fait allusion dans la Cantatrice chauve s'appellent uniformément Bobby Watson.
Ils n'ont pas besoin de se distinguer par l'étiquette d'un nom puisqu'ils
sont absolument semblables.
La meilleure preuve nous en est fournie dans la même pièce : à la dernière scène, M.
et Mme Martin installés dans le cadre où
se trouvaient au début M.
et Mme Smith, échangent strictement les mêmes répliques que ces derniers au lever du rideau.
Et comment s'en étonner ? Leurs
propos n'ont pas lieu d'être plus dissemblables que leurs personnes.
L'action Comment peut alors se dérouler une action où s'affrontent des personnages aussi insolites ? D'une manière également insolite.
Il ne s'agit plus de
nous montrer les réactions des personnages en face des problèmes qui se posent à eux.
Comment pourrait-il exister en effet des problèmes pour des êtres
qui n'ont pas de caractère ? Et d'ailleurs comment pourraient-ils s'affronter puisqu'ils ne peuvent ni se parler vraiment, ni se comprendre ? La Cantatrice
chauve ne comporte pas d'action.
Les deux couples que l'on voit successivement sur la scène maintiennent chacun leur tour la pièce dans une stagnation
parfaite et la seule péripétie, l'arrivée d'un pompier sur la scène, amène les personnages à raconter longuement, l'un après l'autre, des anecdotes stupides
— jusqu'au moment où le rideau tombe.
II.
L'ABOLITION DES SOURCES HABITUELLES DU COMIQUE
Dans cet universel abatis, les éléments habituels du comique disparaissent en même temps que les structures traditionnelles du théâtre.
Le comique de
mots est extrêmement rare.
Nous n'en citerons qu'un exemple d'ailleurs irrésistible.
Dans Le Rhinocéros, au moment où s'accomplit cette étrange
métamorphose qui transforme progressivement en animaux féroces tous les habitants de la ville, on entend un personnage rendre à un autre cet hommage
inattendu : « C'est un brave type avec ses quatre pieds sur terre.
» Mais régulièrement le psittacisme, les longs bavardages incohérents remplacent le
comique de mots.
Ainsi on entend une conversation interminable qui roule cahin-caha sur une histoire de chien écrasé.
Il n'y a pas non plus de comique de
situation parce qu'il n'y a pas à proprement parler de situations dans la pièce.
On trouve à sa place le comique de l'insolite, par exemple lorsque Bérenger
rendant visite à un ami assiste en même temps que le spectateur à sa transformation étrange, voit une bosse se former sur son front et sa peau prendre peu
à peu une couleur verte des plus écœurantes.
De même le comique de caractère devient le comique de l'incohérence.
« Il est mort il y a deux ans, dit M.
Smith à sa femme, tu te rappelles, on a été à son enterrement, il y a un an et demi.
» La même impression d'incohérence cocasse s'exprime encore dans des
dialogues entrecroisés où deux groupes de personnages s'entretiennent côte à côte de sujets différents : les répliques de ces deux conversations
complètement étrangères l'une à l'autre accusent encore le décousu des propos.
Enfin Ionesco utilise une forme de comique originale : celle du symbolisme
burlesque.
Tantôt c'est un cadavre immense qui ne cesse de grandir dans un appartement qu'il envahit progressivement de sa masse énorme.
Le couple qui
y habite ne sait comment s'en débarrasser.
Pour Fauteur ce cadavre symbolise leur amour défunt.
Dans Le Nouveau locataire, cet afflux incessant de
meubles dans l'appartement, dans les rues où il paralyse la circulation, symbolise de son côté la domination écrasante de la matière sur l'esprit.
CONCLUSION
Ainsi à la fois sur le plan des structures dramatiques et sur celui des procédés habituels du comique, l'œuvre de Ionesco apporte un total renouvellement.
On s'avisera toutefois qu'en dépit de la disparition de tant d'éléments traditionnels, il en subsiste un dont Bergson a souligné l'importance capitale : pour
l'auteur du Rire, l'essence du comique c'est le mécanique plaqué sur du vivant ; il est piquant de remarquer que le comique chez Ionesco repose
entièrement sur cette conception fondamentale.
Mais il en tire des prolongements inattendus.
L'action, les personnages, le langage nous montrent dans ses
pièces l'homme entièrement mécanisé et réagissant à toute occasion, comme un automate.
Il s'en dégage la forte impression d'un monde absurde analogue
à celui que dépeignent les existentialistes.
Pourtant cette impression n'est pas même angoissante s'il faut en croire Ionesco.
Dans cette perspective,
l'homme devient si peu important que, comme le souligne un critique, la tragédie se change en farce et que nous éclatons d'un rire absurde.
Le Mur, l'une
des nouvelles de Sartre, aboutit devant le même spectacle à la même attitude — et le récit écrasant se termine en un convulsif éclat de rire..
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