Aragon, « Prose d'Elsa »
Extrait du document
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La célébration de la femme comme amante et comme muse inspiratrice est un des grands thèmes lyriques de la poésie.
Chez Aragon cependant, le motif connaît une richesse particulière.
Le poète en effet dès sa rencontre en 1928 avec la
romancière russe Elsa Triolet ne cesse de la célébrer au fil de divers recueils comme Le Cantique à Elsa ou Les Yeux
d'Elsa.
Le poème est ici extrait d'un recueil autobiographique Le Roman inachevé, publié en 1956, qui retrace par fragments le
cheminement affectif, spirituel et politique d'Aragon.
La Prose du bonheur et d'Elsa, titre complet de ce passage,
conjure les déceptions en exaltant le rôle joué par la jeune femme auprès du poète.
Aragon, fidèle à la visée synthétique qu'implique toute réflexion autobiographique, souligne le désarroi de l'homme seul
qu'il était avant la rencontre amoureuse.
L'arrivée miraculeuse d'Elsa en bouleversant sa destinée le rend à lui-même,
au monde et à la poésie.
Cette triple mission explique enfin les sentiments unissant le poète à Elsa.
**
Le poème est un chant d'amour et de gratitude adressé à Elsa.
Le rôle bénéfique de la jeune femme est souligné par
quelques procédés simples comme l'opposition de temps verbaux et une série de métaphores dépréciatives qualifiant le
poète avant la rencontre.
Une structure élémentaire organise le poème, celle de l'avant-après.
Le passé malheureux est exprimé par un imparfait
duratif, descriptif, comme dans le vers 1,
« J'étais celui qui sait seulement être contre », que vient relayer un présent de vérité générale (v.
2)
« Celui qui sur le noir parie à tout moment ».
A cette évocation du passé stérile, s'oppose le temps du miracle, quand la destinée du poète grâce à Elsa s'inverse.
Aragon utilise pour désigner cette nouvelle naissance les divers temps du passé, le passé simple (« toi qui vins à ma
rencontre », v.
3), le passé composé (« j'ai tout appris de toi », y.
19, 20 et 24) et le plus-que-parfait (« Si tu n'étais
venue changer ma destinée », v.
11).
Désormais, guidé par Elsa, le poète connaît l'assurance du bonheur qui se
conjugue au présent et au futur, temporalités ignorées auparavant :
« Je te dois tout » (v.
13),
« Ma gloire et ma grandeur seront d'être ton lierre » (v.
16).
Le conditionnel, qui fait resurgir le spectre d'un passé sans Elsa, souligne l'écart entre l'avant et l'après.
Il est mis en
valeur par l'interrogative directe, la répétition et l'allitération en [que] qui scandent lourdement la première strophe.
« Que serais-je sans toi qui / qu'un cœur /que ce balbutiement » (v.
4, 5 et 6).
Un riche réseau de métaphores tend à suggérer la détresse de l'homme abandonné à lui-même.
Plus particulièrement
présentes dans les deux premières strophes du texte consacrées au passé, elles s'organisent autour de trois idées
directrices, celles de l'incomplétude, du repliement sur soi et enfin de la sénilité qui conduit à la folie ou à la mort.
Les
images de l'incomplétude caractérisent la première strophe.
Sans la présence d'Elsa, l'homme perd son identité.
«
L'heure arrêtée au cadran de la montre » (v.
4) évoque parallèlement un objet utilitaire privé de sa fonction, donc
inutile, et annonce l'image suivante dérivée du conte merveilleux.
L'homme seul devient la Belle au bois dormant, tandis
qu'Elsa prend le rôle du Prince Charmant, comme le montre l'hémistiche « qui vins à ma rencontre » (v.
3).
Ce sommeil
dépourvu d'espoir, qui ignore le futur, apparaît comme une régression vers l'enfance, où l'homme perd la parole ;
l'inspiration est tarie : « Que serais-je sans toi que ce balbutiement » (v.
6).
Plus que le mythe amoureux (puisque l'enchantement cesse dans le conte par un baiser) ou que le motif du temps
suspendu pendant cent ans, c'est la fermeture au monde, le repliement sur soi que stigmatise le poète à travers une
série de doubles possibles.
A travers eux, Aragon exorcise le spectre de la folie où il aurait sombré sans Elsa.
Ces
compagnons de misère sont ridicules ou étriqués comme le vieil homme qui ferme sa fenêtre ou le saltimbanque
dérisoire qui raconte éternellement les mêmes aventures pitoyables ainsi que le soulignent les termes péjoratifs de «
bonhomme » ou de « cabot » (v.
7 et 8).
L'homme solitaire est systématiquement voué au désespoir comme le joueur
obstiné de roulette au vers 2.
La sénilité symbolisée par l'apparence physique (« hagard » au y.
7) ou le radotage (v.
8), la blessure qui rend l'être
inutile (« le cheval couronné » du vers 12) conduisent à la mort.
Celle-ci est vécue comme une disparition (v.
9) ou
comme une minéralisation :
« L'escamoteur qu'on fait à son tour disparaître » (v.
9),
« [...] je n'étais qu'une pierre » (v.
15).
L'avant-Elsa est donc la négation de la vie et de l'individu.
Ce pessimisme souligne la difficulté de vivre dans le monde
moderne.
Plus encore que le Prince Charmant du conte, Elsa est un nouvel Orphée, vainqueur cette fois de la mort et
arrachant le poète Eurydice au néant.
La notion de couple, qui s'oppose à la solitude, le symbolisme de la main qui
guide et la double répétition l'affirment :
« Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne » (v.
28),
« Tu m'as pris par la main comme un amant heureux » (v.
30).
Ainsi peut-on vaincre le marasme ambiant qui fait croire que le bonheur est un « quinquet de taverne » (v.
27) ou que
la beauté n'est pas de ce monde (v.
26).
Par contraste, le rôle de la femme auprès du poète est exalté.
Celui-ci est triple.
Mère, amante et muse, la femme
permet à l'homme de renaître, elle lui rend le monde et la parole créatrice.
La femme redonne à l'homme son identité.
Etre incomplet avant sa venue, il « n'est » au sens plein du verbe « être »
que grâce à elle.
On notera les différentes occurrences du verbe « être » dans le poème, soit employé absolument («.
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