Aragon, Prose du bonheur et d'Elsa
Extrait du document
«
J’étais celui qui sait seulement être contre
Celui qui sur le noir parie à tout moment
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant (5)
Que serais-je sans toi que ce balbutiement
Un bonhomme hagard qui ferme sa fenêtre
Le vieux cabot qui parle des anciennes tournées
L’escamoteur qu’on fait à son tour disparaître
Je vois parfois celui que je n’eus manqué d’être (10)
Si tu n’étais venue changer ma destinée
Et n’avais relevé le cheval couronné
Je te dois tout je ne suis rien que ta poussière
Chaque mot de mon chant c’est de toi qu’il venait
Quand ton pied s’y posa je n’étais qu’une pierre (15)
Ma gloire et ma grandeur seront d’être ton lierre
Le fidèle miroir où tu te reconnais
Je ne suis que ton ombre et ta menue monnaie
J’ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j’ai vu désormais le monde à ta façon (20)
J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines
Comme au passant qui chante on reprend sa chanson
J’ai tout appris de toi jusqu’au sens de frisson
J’ai tout appris de toi pour ce qui me concerne (25)
Qu’il fait jour à midi qu’un ciel peut être bleu
Que le bonheur n’est pas un quinquet de taverne
Tu m’as pris par la main dans cet enfer moderne
Où l’homme ne sait plus ce que c’est qu’être deux
Tu m’as pris par la main comme un amant heureux (30)
Aragon, Prose du bonheur et d’Elsa
Le roman inachevé est un long poème publié en 1956 dans lequel Aragon fait un retour en arrière sur sa vie, établit une
sorte de bilan provisoire, analyse ses évolutions et s'interroge sur le sens de son parcours d'homme et d'écrivain.
Au
cœur du poète comme au cœur de son œuvre s'inscrit le nom d'Eisa, la femme qu'il aime depuis trente ans, depuis cet
instant où elle est venue changer sa destinée.
« Prose du bonheur et d'Eisa » est l'évocation de cette métamorphose
du poète, arraché à la solitude et au désespoir par l'amour.
Dans cet extrait composé de trente alexandrins regroupés
en cinq sizains, s'élève un « cantique à Eisa », l'inspiratrice inséparable de l'écrivain.
Écrire le « roman inachevé » de sa vie, c'est pour Aragon dire ce qu'il était jadis, dans un passé évoqué par l'imparfait
du premier vers.
Il tente de lire dans cette évocation, d'un être négatif (« J'étais celui qui sait seulement être contre
», v.
1) l'image de celui qu'il aurait pu devenir sans Eisa.
A partir des couleurs funèbres d'hier (époque de pessimisme
symbolisée par l'image du joueur « qui sur le noir parie à tout moment », v.
2), il dessine celles tout aussi sinistres
d'une vie gâchée.
C'est à travers une série de métaphores que le poète reconstruit fictivement cette existence au
conditionnel qui a, grâce à la rencontre d'Eisa, la valeur d'un irréel du présent.
« Que serais-je sans toi » (v.
3) : cette
interrogation ouvre la voie à un triste rêve développé dans les premières strophes.
Cauchemar d'une vie sans amour
suggéré par l'image du « cœur au bois dormant » (v.
5), angoisse d'une vie sans espoir immobilisée dans le temps («
cette heure arrêtée au cadran de la montre », v.
4), vie sans perspective, sans ouverture (« Un bonhomme hagard qui
ferme sa fenêtre », v.
7), sans communication (« ce balbutiement », v.
6), existence vouée au démon de la nostalgie
(« Le vieux cabot parlant des anciennes tournées », v.
8) et à l'humiliation de la souffrance (« le cheval couronné », v.
12).
L'utilisation de termes péjoratifs dévalue encore cette vie marquée par le vieillissement prématuré (« Un
bonhomme hagard », v.
7 ; « Le vieux cabot », v.
8) et l'absence d'authenticité (« L'escamoteur », v.
9).
Mais à
travers ces portraits rapides esquissés avec ironie en un vers, ce qui affleure, c'est la crainte de l'inerte, de la mort
elle-même.
La vie d'Aragon sans Eisa serait celle d'un mort-vivant.
Existence peu à peu réduite (restriction de la tournure « Que
serais-je sans toi que...
», v.
3, 5, 6), arrêtée (métaphores du cœur et de la montre dans la première strophe),
pétrifiée (« Quand ton pied s'y posa je n'étais qu'une pierre », v.
15), étouffée (le « balbutiement », v.
6), supprimée
(« L'escamoteur qu'on fait à son tour disparaître », v.
9).
Le passage du registre humain (« Un bonhomme », v.
7) au registre animal («le cheval», v.
12) puis à l'inanimé («une
pierre », v.
15) traduit également cette dégradation.
On notera, enfin, la rime significative entre « être » et «
disparaître » (deuxième strophe, v.
7, 9 et 10).
Pourtant, cette angoisse de la solitude, du vieillissement et de la mort peut être conjurée.
À la vision de la vie sans.
»
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