Arthur RIMBAUD (1854-1891) (Recueil : Poésies) - Roman
Extrait du document
«
Essai d'introduction
Image rêveuse de l'adolescence, Roman fut peut-être en son temps, et est longtemps resté, une image de liberté : à
l'adolescent penché sur ses livres, à l'image de l'écolier qui attendait pour connaître la « vraie vie », il substituait un
adolescent sollicité par les premiers désirs sensuels; le texte assumait cette sensualité au lieu de la censurer.
Mais
Roman prend-il au sérieux cette image qu'il donne, ou la tourne-t-il en dérision, en se moquant de la naïveté et,
finalement, du conformisme anti-conformiste de cette adolescence?
1) Littérature et expression de soi
Par le choix de son titre, le poème se trouve placé sous le signe de la littérature, qu'il utilise sans cesse (le modèle de
rédaction versifiée vient tout droit, par exemple, de Musset) et avec laquelle, en même temps, il rompt.
Roman désigne une histoire imaginaire, et plutôt une histoire d'amour.
Et le poème bâtit en effet un roman, l'histoire de
la naissance d'un amour.
Rien n'y manque : personnages, décor, rythme du récit, rêves qui se mêlent à l'intrigue...
et
qui se nourrissent justement d'autres romans, de ceux dont il est question au vers 17, grâce auxquels le cœur
robinsonne (ne pas comprendre seulement : «vit les aventures de Robinson Crusoé»; l'expression s'est affranchie de
ses origines et renvoie ici à toute la littérature d'aventures) : partout dans ce poème les références sont
romanesques, parce que sans doute c'est dans les livres, par les livres, que se vivent les premières aventures et que le
désir ou la sensualité s'éveillent pour la première fois.
Le poème prend son départ non à partir d'une expérience réelle,
mais à partir des histoires que les livres racontent.
Et il est normal que, le véritable apprentissage une fois fait ou les
vraies découvertes une fois accomplies, ce soit au texte littéraire qu'on les « confie ».
Ici au poème Roman.
C'est pourquoi les lieux, la manière de suggérer l'atmosphère de ces « soir de juin » sont empreints de conventions :
— La nuit (plus « sentimentale » que le jour, c'est bien connu !) ; les tilleuls (à cause de leur parfum); juin (qui sent
déjà les vacances?, et qui voit sortir des jeunes filles...).
— La sève comparée au Champagne et les émois sans cause et sans aboutissement.
— Et même les sonnets — forme traditionnelle, mondaine, reçue, que le jeune homme écrit !
C'est pourquoi aussi le poème abonde en points de suspension : procédé romanesque pour suggérer une foule de
choses qu'on ne peut dire, puisque ces moments sont ineffables, etc.
Mais ces références implicites ou explicites à la littérature ont dans le texte un autre effet : elles permettent la
moquerie, l'ironie, les sourires sur « l'aventure de ce soir de juin ».
« On » éprouve sans doute, mais « on » sait en
même temps qu'on n'éprouve qu'au travers de clichés, d'images reçues, etc., ce que Rimbaud, plus tard, appellera « la
forme vieille », et qui « étrangle », selon lui, les poètes romantiques.
C'est pourquoi « on » joue, avec les majuscules
(« vos sonnets La font rire ») ou avec les mots extrêmes utilisés dans les romans d'amour : « puis un soir l'adorée a
daigné vous écrire...
» Il y a ainsi dans le poème une mise à distance permanente, qui empêche de prendre le texte
tout à fait au sérieux et qui fait rupture.
2) Authenticité et poésie
Malgré l'ironie, le poème ne devient pas satirique .
Les références conventionnelles à la littérature ou aux lieux
communs sentimentaux n'en épuisent pas le pouvoir et cela d'abord parce que Roman est le récit d'une initiation vécue
et la découverte d'une joie et d'un bonheur fugitifs et « pas sérieux », mais vrais.
a) L'initiation
Le lieu de l'adolescent c'est, au début du texte, le café, où boire des bocks et de la limonade appartient à l'univers des
hommes et de ceux qui sont en passe de devenir hommes à leur tour : les jeunes gens.
Le café, cependant, où l'on va
boire « comme un homme » ne déniaise qu'à demi.
A l'univers du café manque la femme.
C'est pourquoi à cet univers «
mâle », où bruit et lumière sont les signes de l'affirmation de soi, s'oppose le paysage tendre de la promenade :
parfumé, doux, à peine éclairé, « mignon » (tout petit chiffon, petite branche, doux frissons...), lieu féminin, que le
regard de l'adolescent féminise plus encore : le coin de ciel avec sa mauvaise étoile (une pauvre petite étoile, une
étoile de carton-pâte) devient femme (chiffon, se fond, doux frissons) et le petit bout de ciel provincial, qui ne doit
plus rien aux firmaments romantiques ou littéraires , est vraiment émouvant dans son baroque et dans son bricolé.
Alors que dans tout le reste du poème on a une éloquence et une rhétorique « décoratives », dans lesquelles il est
difficile de faire la part de la sincérité et de la parodie, cette fois on a une vision qui ne doit rien à personne, qui ne «
décrit » rien mais présente des fragments éclatés d'impressions mi-réelles (l'azur sombre) mi-rêvées (chiffon, frissons,
à rapprocher de « Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou », Ma Bohème).
C'est certainement le moment «
imperméable » du texte, celui où le bon élève qui sait composer des sonnets non seulement oublie ses règles mais
donne l'exemple d'une poésie nouvelle que ne comprendrait sûrement pas Monsieur Prud-homme.
De ce petit coin de ciel, et après le succès de la première rencontre, on passe à nouveau dans la lumière des cafés qui
ne sont plus tapageurs, mais qui ont gardé leur éclat : la lumière cette fois n'est plus, cependant, celle des lustres,
c'est celle de la joie.
Après le détour par l'univers féminin, après l'épreuve de la solitude (« Tous vos amis s'en vont,
vous êtes mauvais goût ») avec Elle, le retour aux cafés est un retour triomphant de jeune homme désormais vraiment
devenu homme...
b) L'amour
Quel que soit son caractère risible (exagéré, on l'a vu plus haut, par les rapprochements et les souvenirs littéraires),
l'amour a au moins ceci d'authentique qu'il a permis, du moins le croit-on, de réaliser ce passage à « l'âge d'homme ».
Peu importe que le Vous êtes amoureux soit aussitôt suivi du destructeur : Loué jusqu'au mois d'août, « paysannisme ».
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