Auguste BARBIER (1805-1882) (Recueil : Iambes et Poèmes) - La curée
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Auguste BARBIER (1805-1882) (Recueil : Iambes et Poèmes) - La curée I Oh ! lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles Des ponts et de nos quais déserts, Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles Sifflait et pleuvait par les airs ; Que dans Paris entier, comme la mer qui monte, Le peuple soulevé grondait, Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte La Marseillaise répondait, Certe, on ne voyait pas, comme au jour où nous sommes, Tant d'uniformes à la fois ; C'était sous des haillons que battaient les coeurs d'homme C'étaient alors de sales doigts Qui chargeaient les mousquets et renvoyaient la foudre ; C'était la bouche aux vils jurons Qui mâchait la cartouche, et qui, noire de poudre, Criait aux citoyens : Mourons ! II Quant à tous ces beaux fils aux tricolores flammes, Au beau linge, au frac élégant, Ces hommes en corset, ces visages de femmes, Héros du boulevard de Gand, Que faisaient-ils, tandis qu'à travers la mitraille, Et sous le sabre détesté, La grande populace et la sainte canaille Se ruaient à l'immortalité ? Tandis que tout Paris se jonchait de merveilles, Ces messieurs tremblaient dans leur peau, Pâles, suant la peur, et la main aux oreilles, Accroupis derrière un rideau. III C'est que la Liberté n'est pas une comtesse Du noble faubourg Saint-Germain, Une femme qu'un cri fait tomber en faiblesse, Qui met du blanc et du carmin C'est une forte femme aux puissantes mamelles, À la voix rauque, aux durs appas, Qui, du brun sur la peau, du feu dans les prunelles, Agile et marchant à grands pas, Se plaît aux cris du peuple, aux sanglantes mêlées, Aux longs roulements des tambours, À l'odeur de la poudre, aux lointaines volées Des cloches et des canons sourds ; Qui ne prend ses amours que dans la populace, Qui ne prête son large flanc Qu'à des gens forts comme elle, et qui veut qu'on l'embrasse Avec des bras rouges de sang. IV C'est la vierge fougueuse, enfant de la Bastille, Qui jadis, lorsqu'elle apparut Avec son air hardi, ses allures de fille, Cinq ans mit tout le peuple en rut ; Qui, plus tard, entonnant une marche guerrière, Lasse de ses premiers amants, Jeta là son bonnet, et devint vivandière D'un capitaine de vingt ans C'est cette femme, enfin, qui, toujours belle et nue, Avec l'écharpe aux trois couleurs, Dans nos murs mitraillés tout à coup reparue, Vient de sécher nos yeux en pleurs, De remettre en trois jours une haute couronne Aux mains des Français soulevés, D'écraser une armée et de broyer un trône Avec quelques tas de pavés. V Mais, ô honte ! Paris, si beau dans sa colère, Paris, si plein de majesté Dans ce jour de tempête où le vent populaire Déracina la royauté, Paris, si magnifique avec ses funérailles, Ses débris d'hommes, ses tombeaux, Ses chemins dépavés et ses pans de murailles Troués comme de vieux drapeaux ; Paris, cette cité de lauriers toute ceinte, Dont le monde entier est jaloux, Que les peuples émus appellent tous la sainte, Et qu'ils ne nomment qu'à genoux, Paris n'est maintenant qu'une sentine impure, Un égout sordide et boueux, Où mille noirs courants de limon et d'ordure Viennent traîner dans leurs flots honteux ; Un taudis regorgeant de faquins sans courage, D'effrontés coureurs de salons, Qui vont de porte en porte, et d'étage en étage, Gueusant quelque bout de galons ; Une halle cynique aux clameurs insolentes, Où chacun cherche à déchirer Un misérable coin de guenilles sanglantes Du pouvoir qui vient d'expirer. VI Ainsi, quand désertant sa bauge solitaire, Le sanglier, frappé de mort, Est là, tout palpitant, étendu sur la terre, Et sous le soleil qui le mord ; Lorsque, blanchi de bave et la langue tirée, Ne bougeant plus en ses liens, Il meurt, et que la trompe a sonné la curée A toute la meute des chiens, Toute la meute, alors, comme une vague immense, Bondit ; alors chaque mâtin Hurle en signe de joie, et prépare d'avance Ses larges crocs pour le festin ; Et puis vient la cohue, et les abois féroces Roulent de vallons en vallons ; Chiens courants et limiers, et dogues, et molosses, Tout s'élance, et tout crie : Allons ! Quand le sanglier tombe et roule sur l'arène, Allons, allons ! les chiens sont rois ! Le cadavre est à nous ; payons-nous notre peine, Nos coups de dents et nos abois. Allons! nous n'avons plus de valet qui nous fouaille Et qui se pende à notre cou : Du sang chaud, de la chair, allons, faisons ripaille, Et gorgeons-nous tout notre soûl ! Et tous, comme ouvriers que l'on met à la tâche, Fouillent ses flancs à plein museau, Et de l'ongle et des dents travaillent sans relâche, Car chacun en veut un morceau ; Car il faut au chenil que chacun d'eux revienne Avec un os demi-rongé, Et que, trouvant au seuil son orgueilleuse chienne, Jalouse et le poil allongé, Il lui montre sa gueule encor rouge, et qui grogne, Son os dans les dents arrêté, Et lui crie, en jetant son quartier de charogne : " Voici ma part de royauté " Août 1830.
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