Auguste de Villiers de L'Isle-Adam Contes cruels
Extrait du document
«
L'idée dominante est déjà présente dans le titre «Fleurs de ténèbres» qui associe deux mots d'acceptions très
différentes.
Si le vocable fleurs évoque la fraîcheur, la grâce, le renouveau de la nature, le mot « ténèbres », lui,
évoque le jour qui faiblit, la crainte de la nuit, l'obscurité de la mort, la sombre malfaisance de l'au-delà, la perdition et
la damnation.
C'est donc associer l'espérance de vie à la certitude de la mort.
Étrange association donc que celle que
fait pressentir le titre, étrange liaison entre ces deux mots joints par la préposition de qui indique l'origine; quelles sont
donc ces fleurs surgissant des ténèbres? quel est ce lien entre les fleurs et la mort? C'est ce que Villiers de l'Isle-Adam
se propose de retracer dans ce très bref récit, tiré des «Contes cruels».
L'épigraphe, placé en tête, est constitué par
deux vers d'origine très ancienne et qui courent toujours dans les mémoires, évoquant la mort qui rôde et la survie
obscure des trépassés, dans l'au-delà.
A l'épigraphe s'opposent les paragraphes 1 et 2.
En effet, tout le conte est bâti sur des oppositions: nous avons
expliqué celle du titre.
Maintenant c'est le début du conte «ô belles soirées» qui s'oppose à l'évocation des défunts
contenue dans l'épigraphe, comme la vie s'oppose à la mort.
Mais, de quelle vie s'agit-il? La vie facile, brillante et
factice des amateurs de plaisirs nocturnes, qui «devant les étincelants cafés des boulevards» essaient d'oublier ou de
nier les ténèbres dont la ville est couverte.
Le récit proprement dit commence donc par l'évocation de «Paris, la nuit» à l'époque, mais la curiosité du lecteur est
éveillée dès le second paragraphe, par l'intrusion de l'auteur, intervenant directement dans le récit pour susciter
l'intérêt et réveiller l'attention, le récit se poursuit au début du paragraphe 3.
C'est alors que débute la révélation de
l'origine mystérieuse de ces fleurs qui se vendent à la nuit tombée.
Une apostrophe aux lecteurs, ou plutôt aux
«souriantes liseuses», une certaine insistance dans le ton, dans l'expression, sont là pour relancer le récit et éveiller la
curiosité, selon un procédé familier aux conteurs.
L'auteur fait d'abord allusion à « certaine agence sombre » aux activités encore indéterminées, mais qui s'acoquine
avec les fossoyeurs, les conducteurs d'enterrements luxueux.
Une atmosphère de crainte, de deuil naît de cette
évocation des sépultures, des catafalques et s'oppose à l'évocation des « splendides bouquets, des couronnes et des
roses».
Mais, l'ironie de l'auteur est présente, qui oppose dans deux paragraphes consécutifs (3, 4) l'abondance des fleurs dont
«la pitié filiale ou conjugale surcharge quotidiennement les cimetières » et l'oubli presque immédiat qui suit «ces
ténébreuses cérémonies» : «l'on n'y songe plus, l'on est pressé de s'en revenir », souligne l'auteur qui ajoute encore un
trait cruel : « cela se conçoit », dénonçant ainsi la contradiction entre les rites et les coutumes qui accompagnent le
deuil et le besoin d'oubli quasi immédiat dont témoignent les survivants.
Et le récit prend un ton allègre dans les paragraphes 5 et 6, qui décrivent la technique mise au point par ces
détrousseurs de tombes.
Le vocabulaire cesse d'être sombre et sinistre, pour devenir alerte et incisif : « nos aimables
croque-morts», ...«à cœur joie»...
«ces messieurs» sont «gens pratiques» etc.
« égrillards et dégourdis ».
Inversement, les fleurs, à partir du moment où elles quittent les enceintes du cimetière gardent de leur passage dans
ces lieux un caractère funèbre et malsain ; elles deviennent ces « mélancoliques dépouilles » et comme les messagères
de la mort.
Une sorte de mouvement circulaire parcourt le texte ; voici revenues les fleurs sur le boulevard, et le paragraphe 7 fait
directement écho au paragraphe 2.
Après la parenthèse que constitue l'explication par l'auteur du détournement des
fleurs de leur destin initial, le récit reprend, tel qu'il avait été amorcé aux paragraphes 1 et 2 et la description des
petites bouquetières et de leur activité du soir se poursuit, mais elles se faufilent à travers le texte, comme à la
terrasse des cafés car ce n'est pas sur elles que se centre la description, mais sur les « femmes aux toilettes voyantes
» et les « élégants flâneurs » qui se prélassent aux terrasses des glaciers.
Et l'auteur laisse percer à nouveau une allègre férocité.
Ce ne sont pas de belles jeunes filles, ou des femmes
épanouies, qu'il décrit.
Il semble qu'une certaine satire de la société se fasse jour à travers les dénominations qu'il
emploie et les traits qu'il relève: «ces dames» ne sont que «de belles désœuvrées», tandis que leurs compagnons sont
décrits comme «de jeunes ennuyés, jaloux de se faire bien voir» de celles pour lesquelles ils n'éprouvent pas des
sentiments ardents, mais seulement «quelque inclination» superficielle.
Et, cet univers de clinquant, de luxe facile, va se métamorphoser sous les yeux du lecteur : les fleurs, symbole de
jeunesse et de bonheur sont devenues comme vénéneuses: elles détruisent (paragraphes 9, 10, 11) celles qui les
touchent, « les acceptent avec un sourire indifférent et les gardent à la main » « ou les placent à leur corsage ».
Les deux derniers paragraphes sont placés sous le signe de la mort ; déjà les visages ont perdu l'éclat naturel de la
jeunesse : poudrés, fardés, ils ont une apparence morbide, qui s'accuse à la lumière crue du gaz.
Les traits des jeunes
femmes s'altèrent, elles se transforment en «créatures-spectres» «parées des fleurs de la mort».
Le récit bascule ainsi
dans le fantastique, nous retrouvons la tonalité funèbre qu'annonçait le titre et l'épigraphe, et le passage se termine
sur l'évocation de cet amour fatal « qu'elles donnent et qu'elles reçoivent », amour qui désormais ne peut plus être que
morbide et empoisonné.
Dans ce bref passage, Villiers de l'Isle-Adam a su évoquer, de manière très convaincante, l'atmosphère brillante et
frelatée des plaisirs nocturnes, la corruption née du luxe et le pouvoir maléfique de tout ce qui touche à la mort : les
fleurs des cimetières volées et vendues pour de l'argent, vont corrompre jusqu'à la beauté et à l'amour humain..
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