Boris Vian, L'Ecume des jours (1946)
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Boris Vian, L'Ecume des jours (1946)
— Oui, dit Isis. Venez, je vous présente…
La moyenne des filles était présentable. L'une d'elles portait une robe en lainage vert amande, avec de gros boutons en céramique dorée, et, dans le dos, un empiècement de forme particulière.
— Présentez-moi surtout à celle-là, dit Colin.
Isis le secoua pour le faire tenir tranquille.
— Voulez-vous être sage, à la fin ?
Il en guettait déjà une autre et tirait sur la main de sa conductrice.
— C'est Colin, dit Isis. Colin je vous présente Chloé.
Colin avala sa salive. Sa bouche lui faisait comme du gratouillis de beignets brûlés.
— Bonjour ! dit Chloé…
— Bonj… êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? demanda Colin… Et puis il s'enfuit, parce qu'il avait la conviction d'avoir dit une stupidité.
Chick le rattrapa par un pan de sa veste.
— Où vas-tu comme ça ? Tu ne vas pas t'en aller déjà ? Regarde !…
Il tira de sa poche un petit livre relié en maroquin rouge.
— C'est l'original du Paradoxe sur le Dégueulis, de Partre…
— Tu l'as trouvé quand même ? dit Colin.
Puis il se rappela qu'il s'enfuyait et s'enfuit.
Alise lui barrait la route.
— Alors, vous vous en allez sans avoir dansé une seule petite fois avec moi ? dit-elle.
— Excusez-moi, dit Colin, amis je viens d'être idiot et ça me gêne de
rester.
— Pourtant, quand on vous regarde comme ça, on est forcé d'accepter…
— Alise… geignit Colin, en l'enlaçant et en frottant sa joue contre les cheveux d'Alise.
— Quoi, mon vieux Colin ?
— Zut… Zut… et Bran !… Peste diable bouffre. Vous voyez cette fille là ?…
— Chloé ?…
— Vous la connaissez ?… dit Colin. Je lui ai dit une stupidité, et c'est pour ça que je m'en allais.
Il n'ajouta pas qu'à l'intérieur du thorax, ça lui faisait comme une musique militaire allemande, où l'on n'entend que la grosse caisse.
— ‘est-ce pas qu'elle est jolie ? demanda Alise.
Chloé avait les lèvres rouges, les cheveux bruns, l'air heureux et sa robe n'y était pour rien.
— Je n'oserai pas, dit Colin.
Et puis, il lâcha Alise et alla inviter Chloé. Elle le regarda. Elle riait et mit la main droite sur son épaule. Il sentait ses doigts frais sur son cou. Il réduisit l'écartement de leurs deux corps par le moyen d'un raccourcissement du biceps droit, transmis du cerveau, le long d'une paire de nerfs crâniens choisis judicieusement.
Chloé le regarda encore. Elle avait les yeux bleus. Elle agita la tête pour repousser en arrière ses cheveux frisés et brillants, et appliqua, d'un geste ferme et déterminé, sa tempe sur la joue de Colin.
Il se fit un abondant silence à l'entour, et la majeure partie du reste du monde se mit à compter pour du beurre.
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