Bossuet considérait le genre romanesque comme « dangereux » pour les moeurs. Le roman contemporain justifie-t-il encore ce jugement
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«
INTRODUCTION
Il ne manque pas de censeurs, parmi nos contemporains, pour se dresser à la manière de Caton contre la dépravation des moeurs.
Et
beaucoup y voient le triste fruit d'une littérature immorale.
C'est le roman qui est en butte aux critiques les plus sévères.
Bossuet déjà,
effrayé de sa vogue, en dénonçait la malfaisance ; il est aujourd'hui le genre littéraire le plus répandu, et ses ennemis n'en sont que plus
acharnés.
Tout un aspect de la production romanesque semble justifier les reproches ; cet aspect n'en constitue pas pourtant la totalité et
ne pourrait-on y découvrir autre chose qu'une incitation au vice ?
I.
LE ROMAN, ÉCOLE DU VICE
Des Scudéry à Françoise Sagan, en passant par Laclos, tous les auteurs de romans encoururent des reproches semblables ; mais certains
d'entre eux reviennent plus souvent sous la plume des critiques modernes.
Bossuet blâmait ces «dangereuses fictions » de développer fâcheusement l'imagination des lecteurs—et surtout des lectrices.
De nos jours
encore, les ouvrages de séries noires ou les compositions « à l'eau de rose » peuvent pousser à la délinquance ou à l'inconséquence bien
des têtes légères.
Leur nocivité s'accroît de l'exploitation qu'en fait le cinéma.
Certes il s'agit là d'un aspect commercial de la production
romanesque : la quantité règne ici aux dépens de la qualité.
Mais la qualité n'est-elle pas une arme supplémentaire destinée à corrompre
le lecteur ?
Si en effet le roman d'imagination ne constitue plus le régal des honnêtes gens, c'est qu'ils recherchent une restitution plus ou moins
élaborée de la réalité.
Celle-ci est souvent limitée à la peinture du vice, et même du vice cynique que la décence bannissait jusque-là des
ouvrages estimables.
Ainsi le Costals d e Montherlant valorise ouvertement l'érotisme.
André Gide avoue publiquement des moeurs
anormales, en fait l'apologie ; son personnage le plus célèbre, Lafcadio, tue sans remords.
Et si les héros sont dépravés, que dire du
monde dans lequel ils évoluent ? Colette nous entraîne avec Chéri et Gigi dans les milieux interlopes de la société, ceux-là même que
Francis Carco peint avec complaisance.
Encore ces images pourraient-elles être compensées par la présence d'êtres plus purs ; mais souvent le romancier semble prendre plaisir
à démasquer les dessous de la respectabilité, comme le fait Sartre si souvent.
L'immoralisme Rien en général ne s'oppose à cette débâcle.
des valeurs morales traditionnelles.
Les héros les ont abandonnées, et s'en glorifient.
Le Lafcadio d'André Gide ne saurait plus s'exprimer
que dans l'acte gratuit.
Les héros existentialistes sombrent dans la « nausée ».
Le titre m ê m e d'une oeuvre d e Gide, L'Immoraliste,
résume les reproches que l'on fait au roman contemporain, non sans raison, semble-t-il à première vue.
II.
LE ROMAN ÉCOLE DE SANTÉ MORALE
Bossuet aussi avait d'excellents arguments pour étayer s a condamnation.
Mais son verdict est injuste si l'on songe à La Princesse de
Clèves.
De même aujourd'hui les esprits chagrins font souvent abstraction d'oeuvres très saines.
A une réalité qui ne chante guère, nombre d'écrivains opposent les armes les plus simples de l'optimisme : le rire et le culte du souvenir.
Une littérature humoristique abondante, quoique inégale, témoigne d'une permanence réconfortante d e l'esprit gaulois.
Et si nous
évoquions plus haut le monde étouffant dans lequel évoluent certains héros de Colette, n'oublions pas qu'elle est
aussi l'enfant d e la Maison d e Claudine.
Nous retrouvons s a fraîcheur dans les multiples oeuvres que les romanciers contemporains
consacrent à l'enfance ou à l'adolescence.
Est-ce la marque d'une littérature décadente ?
La vie quotidienne Ce pourrait n'être du moins qu'un refuge trompeur, plus démoralisant encore que les peintures du vice.
Mais certains
écrivains ont su garder, pour évoquer la réalité la plus banale, une lucidité souriante qui réconforte le lecteur.
Dans la Chronique des
Pasquier, Duhamel sait donner-au bien et au mal leur nom, leur éclairage propre : il croit au désintéressement, à la raison, au bonheur
quotidien, et nous y fait croire.
L'héroïsme Peut-être pourrait-on reprocher à ces héros de s'enliser dans la médiocrité, de ne pas fournir d'exemples assez exaltants.
Bien
des romans pourtant expriment le culte de l'héroïsme — qu'il soit quelque peu gratuit et trouble dans Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq
; désintéressé et solidaire chez Katow dans La Condition Humaine ; religieux chez le Curé de campagne de Bernanos ; ou orienté vers une
grande oeuvre humaine chez Saint-Exupéry.
De tous ces exemples ressort une image réconfortante de l'homme, qui montre chez nos
contemporains une véritable exigence d'intégrité morale.
Mais il est curieux de constater que la plupart des écrivains présentent un double
visage.
III.
UNE MORALE DANS L'IMMORALISME
Nous pouvons donc nous demander si le bilan que nous avions établi en premier lieu est aussi négatif qu'il le semblait.
Si nous excluons
les éléments les plus commerciaux de la production romanesque, nous pouvons faire ressortir la permanence de la préoccupation morale.
Une connaissance accrue Les moralistes du xviie siècle fondaient leur leçon sur de solides analyses psychologiques, cherchant à connaître
le mal pour mieux le soigner.
Le dessein est le m ê m e chez les romanciers contemporains, m a i s la plume est plus hardie.
Faut-il le
regretter ? L'hypocrisie n'apporte rien de positif.
Au contraire, la franchise de nos romanciers peut ôter au vice son charme ; elle accroît en
même temps la lucidité humaine et approfondit chez le lecteur la conscience de la misère de l'homme.
N'était-ce pas le dessein de Pascal
?
Destruction Il est vrai que cette prise de d'un système de valeur conscience s'accompagne d'une destruction des règles établies : lorsque
Roger Martin du Gard met en lumière les faiblesses d'un personnage aussi respectable qu'Oscar Thibault, il ruine plus ou moins le
système de valeurs auquel se référait son héros.
Mais on peut voir une marque de probité intellectuelle dans ce refus des vérités toutes
faites.
A partir de points de vue opposés, Aragon, dans Les Beaux Quartiers particulièrement, Mauriac, dans La Pharisienne, dénoncent la
fausse bonté, les faux dieux.
C'est là une oeuvre de destruction, certes, mais on peut penser qu'elle assainit toute une conception de la
littérature : elle montrera désormais les hommes « tels qu'ils sont ».
De nouvelles valeurs Sur ces ruines d'ailleurs naît un nouvel
humanisme, au plein sens du terme : « rien de ce qui est humain ne lui est étranger », même les décrépitudes.
Il rend compte de la
réalité sans lui imposer des conclusions qu'elle ne comporte pas.
Dans L'Étranger Camus semble laisser sombrer une image traditionnelle
de l'homme : son héros est vil à première vue, si proche de nous en fait.
Mais dans La Peste, tous les frères de Meursault sont acceptés
avec leurs faiblesses, aimés pour eux-mêmes ; la morale du docteur Rieux n'est pas transcendante, elle reste à la hauteur des hommes,
se fondant sur le métier, sur le bonheur quotidien, sur le souci d'autrui et le refus d'être un « pestiféré ».
La différence entre les deux
ouvrages symbolise la valeur de l'immoralisme moderne.
CONCLUSION
Cet immoralisme est une étape plus ou moins consciente au sein d'une évolution.
Il rend compte d'un monde bouleversé, dans lequel
une vision plus juste de l'homme permettra peut-être de fixer des valeurs plus solides et plus accessibles.
On pourrait se demander aussi
dans quelle mesure on est en droit d'exiger d'un ouvrage esthétique un sens moral, si l'on songe à la phrase de Baudelaire : « Je défie
qu'on me trouve un seul ouvrage d'imagination qui réunisse toutes les conditions du beau et qui soit un ouvrage pernicieux »..
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