Bovary, partie 2 chap 1 l'arrivée à Yonville - FLAUBERT
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«
INTRODUCTION
A première vue ce passage ne paraît guère offrir un intérêt particulier.
Nous y assistons à l'arrivée de voyageurs que la diligence vient
d'amener à destination, à l'accueil qui leur est fait à leur entrée à l'auberge où ils vont se réchauffer et se restaurer.
Mais Flaubert est un
écrivain réaliste qui sait observer et
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reproduire dans sa vérité pittoresque le spectacle quotidien de la vie courante.
A travers les gestes, les attitudes, les propos des
personnages, il nous fait entrevoir leur caractère, les sentiments qui les animent et qui éclairent leur conduite.
Cette page si banale à
première vue présente ainsi un triple intérêt : pittoresque, psychologique et dramatique.
I.
LA PEINTURE PITTORESQUE
Écrivain réaliste, Flaubert s'attache à observer et à décrire des détails, insignifiants en apparence, que beaucoup de romanciers jugeraient
bon de passer sous silence.
Il énumère les voyageurs qui successivement descendent de la diligence.
Il s'attarde surtout à décrire Madame
Bovary qui, dans la cuisine de l'auberge, présente à la flamme du foyer ses pieds transis.
Mais à ces détails insignifiants il donne une valeur
pittoresque : il met en valeur la qualité originale que prend chez un être le comportement le plus banal.
Il nous fait voir le geste d'Emma qui
de l'extrémité de ses deux doigts, avec une élégance qui n'est pas dénuée de recherche, relève délicatement sa robe : pour en suggérer la
lenteur il en évoque les temps successifs ; le rythme de la période qui progresse sans hâte, avec des pauses régulières à chaque virgule,
contribue fortement à accuser la même impression.
Ce dessinateur est aussi un coloriste.
Voilà pourquoi il évoque avec justesse la grande clarté que projette sur la jeune femme le foyer qui
s'embrase sous l'effet d'un souffle de vent.
Il en note à la fois l'intensité et la nuance (c'est une « grande couleur rouge »), le caractère
intermittent.
Il précise surtout la crudité de cette lumière frisante qui vient de bas en haut et qui en frappant ainsi obliquement accuse tous
les reliefs : la trame de la robe et les pores de la peau.
La note discrète de caricature n'est pas non plus absente du tableau.
L'écrivain note
la dissonance entre le geste un peu précieux d'Emma et le cadre prosaïque où elle fait des grâces : c'est au-dessus du gigot qui tourne
qu'elle tend élégamment son pied à la flamme.
II.
L'INTÉRÊT PSYCHOLOGIQUE
Mais la qualité pittoresque du tableau est inséparable chez Flaubert de l'intérêt psychologique.
S'il restitue avec tant d'exactitude et de relief
le comportement des personnages, c'est que ce comportement révèle leur caractère et leurs sentiments.
On aurait pu trouver superflu le soin
qu'apporte l'écrivain à nous
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montrer l'ordre dans lequel les voyageurs descendent de la diligence.
Pourtant cet ordre est riche de signification.
Si Emma descend la
première, c'est qu'elle est entraînée par sa joyeuse impatience.
Elle souhaitait vivement ce changement de résidence qui l'amène à Yonvillel'Abbaye.
Elle s'ennuyait à mourir à Tostes où exerçait son mari.
Elle va avec enthousiasme au-devant du nouveau et de l'inconnu.
La petite
bonne emboîte naturellement le pas à sa maîtresse qu'elle suit partout comme un chien fidèle.
Quant à Charles « qui s'était endormi
complètement dans son coin dès que la nuit était venue » et qu'on est obligé de réveiller, il est tout entier dépeint dans cette phrase : il
étale son manque de délicatesse — car il s'est naturellement emparé en conquérant, comme le souligne l'emploi de l'adjectif possessif, de
la place la plus confortable sans songer un instant à la laisser à sa femme.
Dans cette aptitude à s'endormir profondément en toute
occasion il manifeste son tempérament lourd et épais.
Enfin en bon paysan il s'endort naturellement à la tombée de la nuit.
Ce ne sont là que des touches rapides que la scène dans l'auberge permet de compléter.
De Madame Bovary nous apprécions, dès l'abord,
le souci de distinction dans les manières.
Cette fille de fermier aisé, élevée dans un couvent, se plaît à jouer les grandes dames.
Et comme
elle se ressent néanmoins de ses origines, il lui manque ce sens des nuances et de l'opportunité, signe d'une éducation parfaite.
Le
raffinement de son geste reste assez déplacé et à la limite du ridicule dans un pareil cadre.
Mais sa beauté, sa fraîcheur, la qualité de sa
carnation aussi apparaissent en dépit de la lumière brutale.
On apprécie au passage aussi son élégance : plutôt que de décrire
minutieusement ses vêtements, Flaubert se contente d'un détail suggestif qui au reste est mis naturellement en valeur par l'attitude
d'Emma : cette bottine noire qui chausse son pied présenté à la flamme.
Bien plus, en même temps qu'il révèle la personnalité de la jeune
femme, ce tableau introduit aussi un autre personnage : Léon le clerc de notaire dont nous ne connaissons pas encore l'identité.
Sur le plan
physique on ne nous montre que la « chevelure blonde ».
C'est que, sans doute, elle est l'attribut le plus marquant chez ce jeune homme à
la physionomie assez banale.
Et le choix même du mot — Flaubert ne parle pas de ses cheveux mais de sa chevelure — évoque je ne sais
quel souci d'élégance sans distinction réelle.
Mais surtout son silence indique qu'il est subjugué par le spectacle qui s'offre à lui, comme
l'emploi de l'imparfait « le regardait » souligne une contemplation qui se prolonge.
Et voilà qui nous éclaire sur la vraie signification donnée
par le romancier à la description de Madame Bovary.
Cette description est faite selon l'optique du jeune homme.
Elle exprime tout ce qui
frappe les regards de Léon, tout ce qu'il admire d'un œil extasié.
La peinture pittoresque s'enrichit donc d'un double intérêt psychologique.
III.
L'INTÉRÊT DRAMATIQUE
Mais cet intérêt psychologique lui-même est étroitement solidaire d'un intérêt dramatique.
Ce jeune célibataire qui s'ennuie à Yonvillel'Abbaye ne peut manquer de faire la cour à cette jeune femme si charmante que le hasard vient de mettre sur sa route et son attitude
marque assez qu'il a reçu le coup de foudre.
De son côté Emma, dont l'imagination se donnait libre cours à Tostes dans la solitude du cœur,
Emma qui a soif de nouveau et d'inconnu va s'éprendre de ce jeune homme sentimental en qui tout à l'heure, dans la conversation qui va
s'engager, elle découvrira une «âme sœur» romantique comme elle et comme elle exaltée.
Ainsi, c'est le début d'une idylle qui s'amorce.
Elle marquera fortement, comme on sait, la sensibilité d'Emma.
Et la désillusion profonde qu'elle ressentira après la rupture sera un des
motifs de son geste de désespoir.
CONCLUSION
Cette page revêt donc, au sein du roman, en dépit des apparences, une importance de premier plan.
Dans la manière dont elle associe
étroitement la qualité du pittoresque à la peinture psychologique et à l'intérêt dramatique, elle révèle la maîtrise de l'écrivain et son sens
exceptionnel de l'économie des moyens.
Surtout, en vrai réaliste, Flaubert sait apprécier et mettre en valeur des détails insignifiants
seulement en apparence.
Dans la lenteur et la grisaille des jours où tout semble stagner, il fait progresser l'intrigue, à chaque pas, vers son
dénouement inexorable..
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