Céline, Voyage au bout de la nuit - C'était la première fois qu'ils venaient comme ça...
Extrait du document
Céline, Voyage au bout de la nuit - C'était la première fois qu'ils venaient comme ça...
C'était la première fois qu'iles venaient comme ça tous ensemble de la forêt, vers les Blancs en ville. Ils avaient dû s'y mettre depuis bien longtemps les uns et les autres pour récolter tout ce caoutchouc-là. Alors forcément le résultat les intéressait tous. C'est long à suinter le caoutchouc dans les petits godets qu'on accroche au tronc des arbres. Souvent, on n'en a pas plein un petit verre en deux mois.
Pesée faite, notre gratteur entraîna le père, éberlue, derrière son comptoir et avec un crayon lui fit son compte et puis lui enferma dans le creux de la main quelques pièces en argent. Et puis : « Va-t'en ! qu'il lui a dit comme ça. C'est ton compte !... »
Tous les petits amis blancs s'en tordaient de rigolade, tellement il avait bien mené son business. Le nègre restait planté penaud devant le comptoir avec son petit caleçon orange autour du sexe.
« Toi, y a pas savoir d'argent ? Sauvage, alors ? que l'interpelle pour le réveiller l'un de nos commis débrouillard habitué et bien dressé sans doute à ces transactions péremtoires. Toi y en a pas parler «francès» dis ? Toi y en a gorille encore hein ? ... [...]
Il lui reprit l'argent d'autorité et à la place des pièces lui chiffonna dans le creux de la main un grand mouchoir très vert qu'il avait été cueillir finement dans une cachette du comptoir.
Le père nègre hésitait à s'en aller avec ce mouchoir. Le gratteur fit alors mieux encore. Il connaissait décidément tous les trucs du commerce conquérant. Agitant devant les yeux d'un des tous petites noirs enfants, le grand morceau d'étamine : « Tu le trouves pas beau toi dis morpion ? T'en as souvent vu comme ça dis ma petite mignonne, dit ma petite charogne, dis mon petit boudin, des mouchoirs ? » ET il lui noua autour du coup d'autorité, question de l'habiller.
La famille sauvage contemplait à présent le petit orné de cette grande chose en cotonnade verte... Il n'y avait plus rien à faire puisque le mouchoir venait d'entrer dans la famille. Il n'y avait plus qu'à accepter, le prendre et s'en aller. Tous se mirent donc à reculer lentement, franchirent la porte, et au moment où le père se retournait, en dernier, pour dire quelque chose, le commis le plus déssalé qui avait des chaussures le stimula, le père, par un grand coup de bottes en plein dans les fesses.
Liens utiles
- Commentaire serais je donc le seul lâche sur terre ? Voyage au bout de la nuit de Céline
- Céline, Voyage au bout de la nuit - En banlieue, c'est surtout par les tramways que la vie...
- Résumé: Voyage au bout de la nuit de LOUIS-FERDINAND CÉLINE
- Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)
- Céline, Voyage au bout de la nuit - La figure de ce Robinson m'apparut encore...