Charles Juliet (1934), Lambeaux (1995)
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Charles Juliet (1934), Lambeaux (1995)
Tu es le dernier des quatre enfants.
Quand le drame est survenu et que ta mère a été hospitalisée, des voisins t'ont recueilli et gardé quelques semaines. Puis au début de l'année, ton père t'a confié à M. et Mme R., des paysans qui vivaient dans un village de la plaine. En plus de la nombreuse famille qu'elle élevait, Mme R. avait déjà en nourrice deux petites filles dont la mère avait perdu une jambe lors d'un accident. Ecrasée de travail, Mme R. avait d'abord refusé de te prendre. Mais lorsque par la suite elle avait appris que tu allais être placé chez une vieille femme qui se saoulait et vivait dans un taudis, elle avait accepté de dépanner ton père, afin de lui laisser le temps de chercher une nourrice acceptable. Lorsque enfin il en eut trouvé une et qu'il vint te chercher, Mme R. et ses cinq filles ne voulurent pas te laisser partir. Elles s'étaient attachées à ce nourrisson et dirent à ton père qu'elles s'occuperaient de toi comme si tu étais un fils de la famille.
Pourtant, le bébé que tu étais aurait dû les excéder et les pousser à refuser de te garder. Car jour et nuit, les épuisant l'une après l'autre, tu ne cessais de pleurer. (Tu pleuras tant qu'un muscle de l'aine se déchira et qu'il fallut l'opérer d'une hernie.) Elles étaient aux petits soins pour toi, elles te nourrissaient comme il convient, te parlaient, te berçaient, te dorlotaient, mais rien ne pouvait apaiser tes pleurs.
Ton père ayant oublié de leur indiquer ton prénom, elles choisirent de l'appeler Jean, à l'instar du fils du boucher, un garçon plaisant, sympathique, que tout le village appréciait. T'attribuer son prénom, c'était marquer l'espoir que tu aurais chance de lui ressembler, de recevoir en partage certaines de ses qualités.
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