Claude Simon, La Route des Flandres
Extrait du document
«
Et Blum : «Et alors...
» (mais cette fois Iglésia n'était plus là : tout Fêté ils le passèrent une pioche (ou, quand ils
avaient de la chance, une pelle) en main à des travaux de terrassement puis au début de F automne ils furent
envoyés dans une ferme arracher les pommes de terre et les betteraves, puis Georges essaya de s'évader, fut repris
(par hasard, et non par des soldats ou des gendarmes envoyés à sa recherche mais — c'était un dimanche matin —
dans un bois où il avait dormi, par de paisibles chasseurs), puis il fut ramené au camp et mis en cellule, puis Blum se
fit porter malade et rentra lui aussi au camp, et ils y restèrent tous les deux, travaillant pendant les mois d'hiver à
décharger des wagons de charbon, maniant les larges fourches, se relevant lorsque la sentinelle s'éloignait, minables
et grotesques silhouettes, avec leurs calots rabattus sur leurs oreilles, le col de leurs capotes relevé, tournant le
dos au vent de pluie ou de neige et soufflant dans leurs doigts tandis qu'ils essayaient de se transporter par
procuration c'est-à-dire au moyen de leur imagination, c'est-à-dire en rassemblant et combinant tout ce qu'ils
pouvaient trouver dans leur mémoire en fait de connaissances vues, entendues ou lues, de façon — là, au milieu des
rails mouillés et luisants, des wagons noirs, des pins détrempés et noirs, dans la froide et blafarde journée d'un hiver
saxon — à faire surgir les images chatoyantes et lumineuses au moyen de l'éphémère, l'incantatoire magie du
langage, des mots inventés dans l'espoir de rendre comestible — comme ces pâtes vaguement sucrées sous
lesquelles on dissimule aux enfants les médicaments amers — F innommable réalité dans cet univers futile,
mystérieux et violent dans lequel, à défaut de leur corps, se mouvaient leur esprit : quelque chose peut-être sans
plus de réalité qu'un songe, que les paroles sorties de leurs lèvres : des sons, du bruit pour conjurer le froid, les
rails, le ciel livide, les sombres pins.
Claude Simon, La Route des Flandres, Éd.
de Minuit.
INTRODUCTION
Le roman où se situe ce passage offre l'ambiguïté primordiale de présenter un narrateur — Georges — qui tantôt est
vraiment à l'origine du récit, s'exprimant à la première personne du singulier et tantôt est saisi comme n'importe
quelle autre personne bien qu'au centre de la narration : il est un « il » parmi d'autres.
Ce passage nous le propose à
la troisième personne du singulier « Georges », un soldat fait prisonnier au cours de la dernière guerre mondiale en
compagnie de Blum un autre soldat.
Ce roman est tout entier centré sur une guerre dont Georges se souvient, et il
s'agit ici d'un souvenir parmi tant d'autres ou plutôt de nombreux souvenirs dont la forme de la page nous donnera la
clef.
I.
LA FORME DE LA PAGE
On observe dès le premier regard un fait déroutant : la syntaxe normale du récit est bousculée ; d'ordinaire la
parenthèse ou la digression ne doit pas rompre par sa longueur la ligne générale de la narration.
On observe ici une
page qui n'est que digression, parenthèse, elle-même nourrie de trois parenthèses.
Le récit en tant qu'événement
raconté de façon continue selon une logique narrative éprouvée est donc absent au profit d'une succession
discontinue de faits; il s'agit d'une imbrication des événements qui s'appellent les uns les autres hors de tout rapport
temporel ou causal.
En effet, cette immense phrase qui constitue toute la page les accumule sans les relier : des
juxtapositions ou des coordinations « et...
ou...
puis...
», peu ou pas de subordinations.
Les événements ne sont
notés que dans leur succession simple : « et puis ».
Un des procédés constants de la forme est donc l'absence de
perspective logique.
D'autres constatations nous semblent évidentes, à ce niveau purement formel, qui se relient à la composition
d'ensemble.
Nous avons certes affaire à une phrase unique mais elle englobe dans son évolution trois plans de
significations distinctes : une rapide course à travers un long espace temporel — « mais cette fois Iglésia...
wagons
de charbon », une image fixe centrale « maniant les larges fourches...
et soufflant dans leurs doigts », une activité
annexe du travail des prisonniers « tandis qu'ils essayaient de se transporter...
sombres pins ».
L'imagination chemin
faisant, la longueur de la phrase aidant, il est clair que la rigueur syntaxique se relâche pour ne faire apparaître que
la succession de ces plans dans tout leur éclat.
D'autant plus que la page commence par un début de dialogue vite
abandonné et dont pour l'instant l'intérêt s'estompe.
Nous avons ainsi en quelques phrases une condensation extrême des temps : par la succession des termes : « tout
l'été », « au début de l'automne », « pendant les mois d'hiver », il s'agit ici d'une durée au sens large qui est suivie
de façon synthétique sans notion de datation précise, sauf une seule : « un dimanche matin », sur laquelle nous
reviendrons.
Cette durée est remplie de quelques faits évoqués schématiquement comme si à eux seuls ils
suffisaient à la caractériser totalement.
Ils se présentent plutôt comme une impression concernant une époque que
comme la relation exacte de ce qu'elle fut.
En fait, quelques images suffisent à évoquer et l'une d'elles surtout est
pleinement evocatrice : l'image centrale, qui n'est plus la relation d'un événement mais la description d'un état :
témoin le passage du passé simple à l'imparfait qui reflète une continuité, une durée dans l'état.
Cela nous amène à déduire une signification générale de ces remarques formelles.
II.
LE SENS DE CETTE FORME
Elles trouvent leur plein sens dans le souvenir et dans la puissance du langage comme la fin du passage nous invite
à le penser : « l'incantatoire magie du langage ».
Le travail de la mémoire donne son sens à cette composition en
une phrase unique, immense parenthèse englobant d'autres parenthèses.
Il ne s'agit pas d'une histoire repensée,.
»
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