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Colette, "La maison de Claudine", Chapitre 1 (extrait)

Extrait du document

Grande maison grave, revêche avec sa porte à clochette d'orphelinat, son entrée cochère à gris verrou de geôle ancienne, maison qui ne souriait que d'un côté. Son revers, invisible au passant, doré par le soleil, portait manteau de glycine et de bignonier mêlés, lourds à l'armature de fer fatigué, creusée en son milieu comme un hamac, qui ombrageait une petite terrasse dallée et le seuil du salon... Le reste vaut-il que je le peigne, à l'aide de pauvres mots ? Je n'aiderai personne à contempler ce qui s'attache de splendeur, dans mon souvenir, aux cordons rouges d'une vigne d'automne que ruinait son propre poids, cramponnée, au cours de sa chute, à quelque bras de pin. Ces lilas massifs dont la fleur compacte, bleue dans l'ombre, pourpre au soleil, pourrissait tôt, étouffée par sa propre exubérance, ces lilas morts depuis longtemps ne remonteront pas grâce à moi vers la lumière, ni le terrifiant clair de lune, - argent, plomb gris, mercure, facettes d'améthystes coupantes, blessants saphirs aigus, - qui dépendait de certaine vitre bleue, dans le kiosque au fond du jardin. Maison et jardin vivent encore, je le sais, mais qu'importe si la magie les a quittés, si le secret est perdu qui ouvrait, - lumière, odeurs, harmonie d'arbres et d'oiseaux, murmure de voix humaines qu'a déjà suspendu la mort, - un monde dont j'ai cessé d'être digne ? (...) Colette, "La maison de Claudine", Chapitre 1 (extrait)

« Les souvenirs d'enfance tiennent, depuis un ou deux siècles, une place prépondérante dans la littérature autobiographique : souvenirs associés bien souvent à la nostalgie d'une période révolue, d'un monde à jamais disparu ; occasion aussi pour l'écrivain qui se souvient, à travers l'évocation de son propre passé, de réfléchir sur lui-même, sur ce qu'il est devenu, ses éventuelles -trahisons- : l'adulte qu'on est devenu est-il digne toujours de l'enfant qu'on fut ? Ainsi dans le chapitre «Où sont les enfants qui ouvre le recueil la Maison de Claudine (1922), Colette décrit-elle la maison natale, en Bourgogne, où elle évolua, auprès de Sido.

sa mère, du capitaine Colette, le père, et de quelques frères et sœur...

Évocation d une maison, d'un jardin, le texte est bien sûr descriptif, et apparemment d'une précision méticuleuse; mais, là comme ailleurs, l'écrivain modifie le réel et le transforme, par sa vision poétique qui le pousse à s'interroger sur ce qu'il est devenu aujourd'hui, et par la nostalgie qui l'étreint. L'extrait commence par une description de la maison, côté public d'abord — la façade visible de tous, — côté -privé» ensuite, le revers, que seuls voient les intimes, «doré par le soleil» là où l'autre est dans l'ombre : d'où l'aspect «grave» de la «grande maison», voire «revêche».

L'auteur s'attarde d'ailleurs assez peu sur cet extérieur : seules quelques notations, précises, sont introduites, comme la «porte à clochettes d'orphelinat» ou l'«entrée cochère à gros verrou de geôle ancienne»; l'impression première est plutôt rébarbative : la maison, comme humanisée par les adjectifs «grave» et «revêche», est associée, par le jeu des comparaisons, à un orphelinat, puis pire encore une «geôle ancienne», avec le verrou qui semble indiquer, mais les apparences peuvent tromper, une maison «fermée». L'autre côté en revanche est tout sourire : «maison qui ne souriait que d'un côté»; au côté cour s'oppose le côté jardin «doré par le soleil» et croulant sous les fleurs, «glycine» et «bignonier mêlés» — couleurs chaudes, mauves et oranges, contrastant avec la couleur muraille de la façade nord.

Tout ici évoque le calme, le repos, l'invitation à la paresse : le «manteau» de fleurs est «lourd», l'armature de fer «fatiguée», «creusée...

comme un hamac».

Ici, l'ombre produite est accueillante, et invite à pénétrer à l'intérieur : côté sourire donc, côté ouvert, «petite terrasse dallée» et «seuil du salon» semblent attendre le visiteur. Plus loin, dans le paragraphe suivant, le lecteur est invité à entrer dans le jardin ; ce qui ressort surtout, ce sont les fleurs à profusion ; on connaît le goût de Colette pour les plantes, sa connaissance aiguë de la nature, des fleurs, de tout ce qui vit, végétal ou animal, la précision du vocabulaire utilisé qui désigne chaque objet, chaque végétal par son «prénom» : «glycine» et «bignonier», nom un peu exotique; puis vignes et «lilas massifs»; précision encore des notations de couleurs : «rouge» des «vignes», fleur des lilas «bleue dans l'ombre», «pourpre au soleil», ce qui montre bien les qualités d'observation de la narratrice; précision encore, mais cette fois nous quittons le monde végétal, pour celui, tout aussi chatoyant, de l'univers minéral, dans la description du «clair de lune» tel que le restitue el le modifie «certaine vitre bleue» : énumérations de toutes les nuances produites, «argent, plomb gris, mercure, facettes d'améthystes coupantes, blessants saphirs aigus...

» En revanche, très peu de place, dans ce texte, tout entier, ou presque, composé de notations visuelles et colorées, pour les sons — seuls semblent exister quelque «murmure de voix humaines», quelques «odeurs» encore; le monde animal, humain étant réduit ici à quelques traces.

Tout semble s'y fondre dans une certaine «harmonie».

Il est vrai que le paysage semble contemplé de loin : le regard peu à peu s'éloigne fixe d'abord la façade nord, puis en tournant, découvre le sud, puis s'égare dans le jardin, en glissant sous les fleurs, avant d'aboutir, tout au fond, vers «un kiosque».

Plus rien de concret n'existe alors ; ce n'était qu'un souvenir. Ce n'est pas, en effet, la «vraie» maison que décrit Colette, mais celle qui est restée gravée dans sa mémoire d'enfant devenue écrivain : ainsi s'explique l'absence de certains détails ; s'explique aussi la présence de certains objets qui ont de toute évidence marqué son imagination, comme «clochette» et «verrou» par exemple.

Rien de moins objectif que cette description, entièrement recomposée par le regard de l'auteur : d'ailleurs, très vite, après les deux premières phrases, intervient le «je» («vaut-il que je le peigne») qui introduit la vision personnelle.

Les premières phrases ellesmêmes — deux phrases nominales — sont de tonalité lyrique, avec l'invocation à la maison, «maison» répétée deux fois au début de chaque proposition, sans article, ce qui l'humanise, lui donne en quelque sorte un nom : elle n'est ni une, ni la maison, mais maison, comme père ou mère ou Claudine...

maison vivante, on l'a vue, au double visage, grave et gai, souriante d'un côté, «portant manteau»... Cette dualité se retrouve d'ailleurs dans toute la suite du texte, comme si chaque chose ici — là-bas, plutôt, dans le souvenir d'enfance — oscillait entre bonheur et gravité.

Ainsi tout est splendeur, les «lilas» sont «massifs», «la fleur compacte», tout respire la vie.

En même temps plane surtout ce paysage comme un parfum de fin des temps, et de mort : la vigne «que ruinait son propre poids».., Vieillard usé : là encore humanisée, la vigne semble mourir de l'excès de sa propre vie; dans un dernier effort, elle se cramponne, et «au cours de sa chute», elle semble mourir; de même, étouffe la fleur des lilas : elle aussi, elle pourrit, meurt de «sa propre exubérance».

Leçon de choses : la vie accouche, nécessairement, de la mort...

«Le clair de lune» enfin devient lui-même «terrifiant» : on remarque dans les comparaisons l'abondance de mots qui évoquent certes la splendeur — pierres précieuses : «améthystes», «saphirs» aux couleurs bleues ou mauves — mais aussi la souffrance : «facettes...

coupantes» ou «blessants saphirs aigus», le chiasme, qui rapproche «coupantes» et «blessants», renforce l'impression de violence et de cruauté; «argent, plomb gris, mercure» évoquant davantage la froideur ou les travaux obscurs de quelque alchimiste fou, que les beautés de la nature... Tout réalisme semble ici s'exclure : vision poétique qui fait se mêler, dans un même paragraphe, la «vigne d'automne» rouge et les «lilas massifs» printaniers dont la couleur change selon que le soleil ou non les éclaire...

Vision fantastique enfin : les saisons se mêlent, comme sont mêlés glycine et bignonier; les choses semblent douées de vie et s'animer : maison, jardins semblent dotés de mouvement, les vignes se cramponnant à «quelque bras de pin»; les heures aussi se mêlent, lumière, ombre, jour, «clair de lune» terrifiant.

Car les souvenirs d'enfance ne sont pas «vrais», ils sont placés sous le signe de la «magie» et du «secret».

Ce que l'écriture va essayer de restituer : mais est-ce possible, quand la mort déjà a commencé son inlassable travail ? Ce qui ressort du texte, c'est une grande nostalgie, en effet; époque révolue, l'enfance n'existe plus que dans le souvenir : la maison, comme le jardin, sont décrits à l'imparfait...

La maison, comme «ces lilas», que les anaphores. »

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