Commentez cette définition de l'intellectuel que donne André Malraux dans « Les Noyers de l'Altenbourg » : « Un intellectuel n'est pas seulement celui à qui les livres sont nécessaires, mais tout homme dont une idée, si élémentaire soit-elle, engage et ordonne la vie ».
Extrait du document
«
INTRODUCTION
Parmi les « caractères » que notre XXe siècle pourrait offrir à l'observation d'un moderne La Bruyère, le type de l'intellectuel est sans doute l'un des plus
représentatifs de la civilisation contemporaine.
Il est tentant de chercher à préciser la valeur de ce terme fréquemment employé, avec déférence par
certains, avec une nuance d'ironie, voire de mépris par d'autres.
Dans Les Noyers de l'Altenburg, publié en 1943, Malraux avançait la définition suivante : « Un intellectuel n'est pas seulement celui à qui les livres sont
nécessaires, mais tout homme dont une idée, si élémentaire soit-elle, engage et ordonne la vie.
» Au coeur même de l'expérience de la seconde guerre
mondiale, l'auteur de La Condition humaine éprouvait ainsi la nécessité d'élargir une certaine conception traditionnelle de la catégorie d'hommes à laquelle
il avait conscience d'appartenir.
Nous chercherons à préciser la signification de cet élargissement afin d'en apprécier la valeur.
I.
LA CONCEPTION TRADITIONNELLE DE L'INTELLECTUEL
D'une manière générale, on s'accorde à qualifier d'intellectuel tout individu qui se consacre ordinairement à des activités faisant appel aux facultés de
l'esprit plus qu'à celles du corps.
C'est donc tout d'abord dans le domaine de la vie professionnelle qu'apparaîtra une opposition entre le « manuel » et l'«
intellectuel ».
Tel employé de bureau dont la tâche consiste à aligner des chiffres ou à recopier des lettres se classera volontiers parmi les intellectuels
parce que ce travail ne met pas en jeu sa force musculaire, mais lui impose une « fatigue cérébrale ».
On saisit vite le caractère artificiel d'une telle
définition : la plupart des professions n'exigent-elles pas à la fois une participation du corps et de l'esprit? L'artisan ébéniste réalisant un meuble doit faire
preuve aussi d'intelligence.
Un médecin est à la fois un homme de science et un «praticien ».
Aussi estimons-nous mieux fondée une autre conception de l'intellectuel qui s'appuie sur des critères plus intérieurs.
Nous pouvons constater que nos
contemporains portent en eux, à des degrés divers, un certain nombre d'exigences intellectuelles.
L'un des principaux résultats de ce qu'on nomme « la
culture » est sans doute d'accroître en l'homme les besoins de cette nature, que Malraux représente plus particulièrement par le désir de lire.
La lecture en
effet suppose chez celui qui s'y adonne une aptitude à l'abstraction et un goût de l'effort psychologique désintéressé dont seront seuls capables les «
intellectuels ».
De ce point de vue l'ouvrier charpentier qui, rentré chez lui, serait apte à se plonger dans la lecture d'un livre sérieux mériterait plus le titre
d'intellectuel que son voisin comptable consacrant tous ses loisirs à la pêche à la ligne ou au bricolage.
Plus ce goût des livres apparaîtra comme une
nécessité, plus on sera digne d'être considéré comme un intellectuel.
Montaigne heureux et épanoui dans sa « librairie » ou Montesquieu confessant qu'il n'a
jamais connu de chagrin qu'une heure de lecture ne lui ait ôté, demeureront dans ce sens des figures exemplaires.
Mais le besoin des livres suffirait-il vraiment à conférer à l'intellectuel le prestige dont il jouit dans le monde actuel ? Aux yeux de certains, ce type
d'homme se caractérisera principalement par des travers ridicules.
La passion de la lecture peut parfois détourner ses adeptes de l'existence réelle, les
rendre incapables de diriger leur propre vie.
Madame Bovary qui aimait tant les beaux romans était-elle une intellectuelle ? Il aurait mieux valu alors pour la
marche de son destin qu'elle le fût un peu moins.
C'est pourquoi, si l'on tient à conserver au mot intellectuel tout son éclat, on ne saurait en limiter ainsi la
portée.
Le goût des livres ne suffit pas, encore faut-il savoir donner à son existence un ordre et une signification pour être digne d'une telle distinction.
II.
LA CONCEPTION D'ANDRÉ MALRAUX
L'intelligence en l'homme s'oppose essentiellement à l'instinct et à la passion.
L'intellectuel sera donc d'abord celui qui refuse d'être soumis en lui-même à
ces deux forces brutes qui échappent au contrôle de la pensée.
Une telle attitude suppose nécessairement l'adhésion à une certaine philosophie.
Peu
importe au fond le degré d'abstraction de cette dernière, pourvu qu'elle puisse fournir à l'homme un idéal, en fonction duquel il dirigera ses actions.
Notre
civilisation « intellectualiste » nous pousse parfois à ne vouloir accorder de prestige qu'aux spéculations les plus abstruses.
On peut ordonner sa vie sans
se référer nécessairement à des théories.
Il n'est pas essentiel d'avoir lu tout Kant pour agir rationnellement, ni de s'absorber chaque soir dans une étude
de Theilhard de Chardin pour adapter son existence à un idéal chrétien.
Certaines circonstances particulières peuvent apporter aux intellectuels des motifs d'action impérieux.
Dans l'Europe de 1943 tous les hommes lucides et
conscients se sont sentis concernés de façon aiguë par les événements de la guerre.
L'intelligence alors se voyait directement confrontée, au sein même de
l'humanité civilisée, avec les manifestations de la vie instinctive.
Être intellectuel, c'était d'abord choisir une manière d'agir.
Dans cette phrase des Noyers
de l'Altenburg, Malraux s'insurge contre l'attitude de ceux qui, prenant pour prétexte leur qualité d'intellectuel et le besoin de vérité qu'elle impliquait,
refusaient « d'engager » leur vie.
Nous touchons là au problème moral de la responsabilité.
Toute vie individuelle se situe à l'intérieur d'une vie collective qui lui permet de s'épanouir en lui
imposant en échange un certain nombre de devoirs.
L'intellectuel qui prétend exercer, pour les épanouir, les facultés les plus nobles de notre nature
humaine ne saurait se dérober à ces obligations.
Est-ce à dire que toute l'activité intellectuelle ne puisse être prise en considération que si elle est «
orientée » dans les perspectives étroites d'une idéologie? La lecture désintéressée devient-elle superflue ?
III.
L'INTELLECTUEL ET LES LIVRES
Ce serait là une affirmation étrange de la part de Malraux qui sut tant de fois illustrer par sa propre vie le refus d'obéir aveuglément à des doctrines.
Le
besoin gratuit des livres apparaît au contraire comme primordial dans cette définition qu'il nous donne de l'intellectuel.
Plus que jamais sans doute lorsque l'intelligence se trouve menacée, que ce soit dans le contexte d'une crise personnelle ou dans celui d'un vaste
bouleversement social, les hommes ont besoin de renouer avec les grandes oeuvres de la pensée, de « frotter leur cervelle à celle d'autrui » selon la belle
formule de Montaigne.
Beaucoup de prisonniers ont éprouvé comme une nécessité plus forte parfois que la faim physique, le désir de relire des oeuvres du
passé afin de conserver au coeur de leur enfer des îlots de vie intelligente.
La lecture désintéressée permet encore de mieux dominer les événements auxquels on est mêlé en nous faisant prendre une certaine distance par rapport à
eux.
Être capable de lire Goethe aussi bien que Racine ou Shakespeare aussi bien que Schiller, n'était-ce pas aussi une garantie contre l'intolérance et le
fanatisme qui sont autant de défaites pour l'intelligence ?
C'est pourquoi, tout autant que d'un «intellectualisme» outrancier, il convient de se méfier des idéologies trop sommaires qui se présentent comme une
négation de la culture désintéressée.
D'ailleurs les adeptes de telles doctrines ont en général les « intellectuels » en horreur.
A l'époque où Malraux écrivait
ces lignes, l'un des représentants les plus fameux du « National Socialisme » affirmait : « Chaque fois que j'entends parler d'intellectuels, je sors mon
revolver».
CONCLUSION
Il ne faudrait donc pas se méprendre sur la portée de cette définition que Malraux donnait de l'intellectuel.
Sans contredire la conception classique que l'on
peut se faire de ce type d'homme, elle la précise et l'ennoblit à la lumière d'une expérience.
Cette formule bien frappée forme un tout dont il serait abusif et
dangereux de dissocier les éléments..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Le roman moderne, écrit André MALRAUX, est à mes yeux un moyen d'expression privilégié du tragique de l'homme, non une élucidation de l'individu. Commentez cette définition et montrez qu'elle convient exactement à la Condition humaine.
- Malraux cherche dans ses récits à faire réagir son lecteur, à l'obliger à prendre parti au nom d'une conception de la vie et de la morale. Homme d'action, Malraux écrit comme il vit, transmet les interrogations brûlantes qu'il se pose et qu'il tente de résoudre, non pas par la seule réflexion, mais par la participation directe à l'histoire en mouvement. L'idée que Malraux se fait de son rôle d'homme et de témoin est à la base de sa philosophie héroïque, qui exige que l'on vive dangereu
- « qu'est-ce que l'acanthe grecque ? Un artichaut stylisé. Stylisé, c'est-à-dire humanisé : tel que l'homme l'eût fait s'il eût été Dieu. l'homme sait que le monde n'est pas à l'échelle humaine ; et il voudrait qu'il le lût. Et lorsqu'il le reconstruit, c'est à cette échelle qu'il le reconstruit... Dans ce qu'il a d'essentiel, notre art est une humanisation du monde. » c'est ainsi qu'André Malraux, dans Les Noyers de l'Altenburg, lait parler, au colloque international de l'Altenburg, le
- André Malraux La condition humaine (VIe partie.)
- Charles Baudelaire écrit dans un article de 1861 : Victor Hugo était dès le principe, l'homme le mieux doué, le plus visiblement élu pour exprimer par la poésie ce que j'appellerai le mystère de la vie. Commentez et illustrez ce jugement à partir des Contemplations.