Constantin Cavafis
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Constantin Cavafis
Le 17 avril 1863, le patriarcat d'Alexandrie, en Égypte, inscrivait sur ses registres le nom de Constantin P.
Cavafis, rejeton d'une riche
famille grecque : le père, un négociant fixé dans la colonie alexandrine ; la mère, une phanariote.
Comme plusieurs des fils de cette "
bonne société ", le jeune Constantin fit ses études en Angleterre.
Plus tard, il vécut à Constantinople, où sa mère était née ; il connut la
France et la Grèce.
La trentaine passée, il revint en Égypte, travailla un moment à la Bourse d'Alexandrie, puis comme fonctionnaire du
gouvernement égyptien : à l'âge de sa retraite, il s'occupait d'irrigations.
De 1899 à sa mort, en 1933, à peine s'il quitta une ou deux
fois une ville qu'il avait si longtemps désertée dans sa jeunesse.
Le jeune mondain y vécut seul une longue vieillesse : par goût, sans
doute, mais aussi parce que ses moeurs scandalisaient une société d'autant plus sévère à Sodome qu'elle croyait ainsi cacher, ou
racheter, ses propres turpitudes.
Seul, non pas tout à fait.
Des jeunes gens, ces jeunes gens qu'il aimait tant, parfois montaient le petit escalier de la rue Lepsius, au n°
10, près de l'église Saint-Saba : ils étaient introduits dans un appartement baroque et démodé, où le poète promenait sa bougie, seul
éclairage qu'il tolérât, afin (dit la légende qui pourrait être vérité) de dérober aux visiteurs le délabrement d'un visage en effet marqué
par les plaisirs.
Devant quelques mézés qu'arrosait un zibib, volontiers il parlait dans la pénombre avec ceux qui partageaient le goût
qu'il avait eu de la vie et celui que, jusqu'à sa fin, il garda de la poésie.
Durant les dernières années, un cancer de la gorge réduisit au
silence un causeur dont E.
M.
Forster, notamment, a dit le charme et les phrases savantes ; Cavafis cependant songeait encore à ses
poèmes, à des poèmes.
Ce ne fut point du tout l'enfant prodige : il avait vingt-trois ans lors de ses premiers vers ; il en écrivit encore à soixante-dix.
A sa
mort, ses oeuvres étaient autant dire interdites au public : on les rassembla en 1935, sous le titre : Piimata, recueil de cent cinquante
et quelques poèmes, fort brefs le plus souvent.
Vingt-cinq seulement furent composés avant 1911 ; entre cinquante et soixante-dix
ans, Cavafis y ajouta bon an mal an six textes, parfois huit, plus souvent cinq ou moins encore.
Quelques privilégiés en connaissaient
l'existence, du vivant de Cavafis : de temps à autre, en effet, Cavafis donnait à l'imprimeur deux ou trois de ses poèmes ; on les tirait
sur feuilles volantes à l'usage des intimes, qui peu à peu répandirent le nom, puis la réputation de ce poète rare.
Moins de vingt ans après sa mort, un peu partout on a commencé à célébrer Constantin Cavafis ; on l'a traduit en France, en
Angleterre (où T.
E.
Lawrence aurait collaboré à quelques versions).
On l'a honoré à l'égal des moins grands, des plus bruyants.
Quel
poète pourtant plus déplacé en notre siècle de " personnes déplacées " ! Notre époque, apparemment si peu propice aux soucis
langagiers, fut celle pourtant d'un artisan qui durant des mois, des années, gardait en chantier quelques vers, biffant un mot ici, puis le
rétablissant, pendant des jours entiers soucieux d'une virgule : on connaît ainsi trois états de Keria (Cierges), celui de ses poèmes que
Cavafis avouait préférer à tous (ce ne sont pas les seuls, sans doute).
Voici une version française de Keria ; je me suis efforcé de coller au texte grec :
Cierges.
Les jours de l'avenir se dressent devant nous,
Comme un alignement de petits cierges allumés,
De petits cierges dorés, chauds et vivaces.
Les jours passés restent en arrière,
Tristes rangées de cierges qui se consument ;
Les plus proches exhalent encore de la fumée,
Cierges froids, fondus, tordus.
Je ne veux pas les voir : leur aspect m'afflige,
Et la pensée m'afflige de ce qui fut leur lumière.
Devant moi je regarde mes cierges allumés.
Je ne veux pas me retourner, de peur de voir avec horreur
Combien vite la rangée sombre croit en longueur
Combien vite les cierges éteints croissent en nombre.
Ne lui demandez donc pas de jouer au prophète, au conducteur des peuples, à l'ingénieur des âmes : trop historien pour apprécier
autre chose que la présente sensation, ce chrétien de naissance qui vécut en païen et mourut en épicurien ne se souciait guère que de
rappeler (et cette fois de fixer) trente ans après, ou cinquante, le souvenir, le parfum des lèvres qu'il avait aimées dans un bouge
d'Amfouchy : " Mémoire, apporte-moi ce soir, et le plus nombreux possible, des souvenirs de cet amour ".
Ce pourrait être l'épigraphe
de l'oeuvre entier.
Cette hantise chez lui de la chair interdite, ce long regret du temps gâché à ne pas jouir, à ne plus jouir, cette constante appréhension
de la mort qui finira tout, et jusqu'au souvenir, imprègne les poèmes (et les plus " impersonnels ") d'un tragique d'autant plus touchant
qu'avec plus de soin camouflé en indifférence.
Poète alexandrin, dit-on parfois, et c'est facile ! Ou bien encore : poète byzantin (sa
mère, n'est-ce pas, naquit à Constantinople !) Eh bien ! non.
Sous prétexte qu'il fut grammairien et poète grammairien, on rangerait
donc Cavafis sur le même rayon que ceux de l'Anthologie ? C'est trop accorder au lieu de sa naissance et tout négliger de ce qui en lui
nous rappelle plutôt Villon, les plaintes de la belle heaulmière.
Ah ! ne soyons pas plus dupe qu'il ne l'était de son goût minutieux pour
L'Histoire des Lagides, et pour les décadences.
Lorsqu'il évoque le personnage d'Hémonide, le compagnon bien-aimé d'Antiochus
Epiphane, Cavafis n'emprunte à la petite histoire ancienne que le décor en trompe-l'oeil de ses passions les plus secrètes, de ses
méditations les plus " actuelles " (car l'actualité ou l'éternel retour, qui jamais saura les distinguer ?).
Byzantin ? parce qu'il naquit
d'une mère phanariote ? parce que, citoyen d'un monde où la langue grecque, après l'oppression turque, avait à se reconstruire, il a
savamment combiné les divers parlers entre lesquels pouvait hésiter l'écrivain ? Allons donc !
Sous la sécheresse parfois un peu précieuse de l'expression, reconnaissez plutôt la plainte de l'élégiaque ; sous la forme attique, une
nature qui, sans la discipline de l'intelligence et de la pudeur, se serait livrée à tout son romantisme..
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