Cyrano de Bergerac, Lettre Diverse VII (1654).
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Cyrano de Bergerac, Lettre Diverse VII (1654).
Monsieur,
Le ventre couché sur le gazon d'une rivière et le dos étendu sous les branches d'un saule, qui se mire dedans, je vois renouveler aux arbres l'histoire de Narcisse : cent peupliers précipitent dans l'onde cent autres peupliers, et ces aquatiques ont été tellement épouvantés de leur chute, qu'ils tremblent encore tous les jours du vent qui ne les touche pas. Je m'imagine que, la nuit ayant noirci toutes choses, le soleil les plonge dans l'eau pour les laver. Mais que dirai-je de ce miroir fluide, de ce petit monde renversé, qui place les chênes au-dessus de la mousse, et le ciel plus bas que les chênes ? Ne sont-ce point de ces vierges de jadis métamorphosées en arbres, qui, désespérées de sentir violer leur pudeur par les baisers d'Apollon, se précipitent dans ce fleuve la tête en bas ? Ou n'est-ce point qu'Apollon lui-même, offensé qu'elles aient osé protéger contre lui la fraîcheur, les ait ainsi pendues par les pieds ? Aujourd'hui, le poisson se promène dans les bois, et des forêts entières sont au milieu des eaux sans se mouiller ; un vieil orme, entre autres, vous ferait rire, qui s'est quasi couché jusque dessus l'autre bord, afin que, son image prenant la même posture, il fît de son corps et de son portrait un hameçon pour la pêche […]. Le rossignol, qui du haut d'une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière : il est au sommet d'un chêne, et toutefois il a peur de se noyer ; mais lorsque, après s'être affermi de l'œil et des pieds, il a dissipé sa frayeur, son portrait ne lui paraissant plus qu'un rival à combattre, il gazouille, il éclate, il s'égosille en apparence comme lui, et trompe l'âme avec tant de charmes, qu'on se figure qu'il ne chante que pour se faire ouïr de nos yeux ; je pense même qu'il gazouille du geste, et ne pousse aucun son dans l'oreille, afin de répondre en même temps à son ennemi, et pour n'enfreindre pas les lois du pays, dont le peuple est muet ; la perche, la daurade et la truite qui le voient ne savent pas si c'est un poisson vêtu de plumes, ou si c'est un oiseau dépouillé de son corps : elles s'amassent autour de lui, le considèrent comme un monstre ; et le brochet, ce tyran des rivières, jaloux de rencontrer un étranger sur son trône, le cherche en le trouvant, le touche et ne peut le sentir, court après lui, au milieu de lui-même, et s'étonne de l'avoir tant traversé sans le blesser.
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