Depuis les temps anciens jusqu'aux tentatives de l'avant-garde, la littérature s'affaire à représenter quelque chose. Quoi ? Je dirai brutalement : le réel. Le réel n'est pas représentable et c'est parce que les hommes veulent sans cesse le représenter par des mots, qu'il y a une histoire de la littérature [...] ou pour mieux dire des productions de langage, qui serait l'histoire des expédients verbaux, souvent très fous pour réduire, apprivoiser, nier, ou au contraire assumer ce qui e
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« Depuis les temps anciens jusqu'aux tentatives de l'avant-garde, la littérature s'affaire à représenter quelque
chose.
Quoi ? Je dirai brutalement : le réel.
Le réel n'est pas représentable et c'est parce que les hommes veulent
sans cesse le représenter par des mots, qu'il y a une histoire de la littérature [...] ou pour mieux dire des
productions de langage, qui serait l'histoire des expédients verbaux, souvent très fous pour réduire, apprivoiser,
nier, ou au contraire assumer ce qui est toujours un délire, à savoir l'inadéquation fondamentale du langage et du
réel.
Je disais à l'instant que la littérature est catégoriquement réaliste, en ce qu'elle n'a jamais que le réel pour
objet de désir ; et je dirai maintenant, sans me contredire [...], qu'elle est tout aussi obstinément irréaliste ; elle
croit sensé le désir de l'impossible ».
Roland Barthes, Leçon inaugurale prononcée le 7 janvier 1977 au Collège de
France
(Paris, Seuil, 1978).
Vous commenterez et discuterez ces propos
Dans ce texte célèbre, Roland Barthes produit un discours sur le paradoxe qui, selon lui, se trouve compris dans la
définition même de la Littérature : cette dernière est à la fois réaliste et irréaliste, au mépris du principe
aristotélicien de non contradiction.
En effet, d'après Roland Barthes, la Littérature n'a pas d'autre objet que de
représenter le réel, c'est-à-dire de figurer dans le langage un univers qui se veut le reflet de celui qui est devant les
yeux de l'écrivain.
Car figurer le réel, ce n'est pas autre chose que de chercher à le restituer sous une forme
littéraire, a opérer une translation entre le domaine sensible et le domaine des mots.
C'est donc en ceci que la
Littérature est réaliste pour Roland Barthes : parce qu'elle s'attache à représenter le réel et rien d'autre.
Mais elle
est aussi irréaliste, simultanément et sans contradiction d'après lui, dans la mesure où elle se donne à elle-même un
objectif qu'elle ne saurait atteindre, celui de représenter le réel.
Alors que le réel est changeant, multiple,
indéfinissable et ondoyant, la langue est quant à elle, pour reprendre l'expression fameuse de Roland Barthes luimême « totalitaire ».
En effet, la langue est toujours dotée de catégories rigides qui découpent le réel a priori, qui
orientent et pré déterminent la vision du réel qui sera la notre avant même que nous nous y soyons rapportés.
Le
paradoxe central est donc le suivant : la Littérature cherche à atteindre un but qu'elle est constitutivement
incapable de saisir, dans la mesure où ses moyens pour y parvenir sont parfaitement inadéquats.
Nous commencerons donc par analyser ce paradoxe au cœur du propos Barthesien, avant de nous interroger sur la
validité de la thèse selon laquelle il y aurait une « inadéquation fondamentale du langage et du réel », la littérature
ne pouvant jamais user que d'« expédients » pour dire le réel.
Nous nous demanderons au contraire si le langage ne
serait pas moins « totalitaire » qu'il le semble à Roland Barthes, de sorte qu'il pourrait cesser de nous apparaitre
comme un moyen insatisfaisant de dire le réel, mais bien comme un instrument malléable et plastique dont un
écrivain peut précisément user pour atteindre les fins qui sont les siennes.
En définitive, nous verrons que l'histoire de la littérature évoquée par Barthes dans son propos n'est pas l'histoire du
paradoxe entre l'expression du réel et l'inadéquation de l'instrument voue a cette tache, mais plutôt, comme le dit
Milan Kundera dans le texte liminaire de son « Art du Roman » l'effort d'une conscience pour dire au moyen d'un
medium plastique (le langage) la singularité d'un réel changeant.
I.
La littérature, théâtre d'un paradoxe entre la poursuite d'une fin et l'inefficacité intrinsèque
des moyens
a.
La littérature cherche à représenter le réel
Nous ne pouvons qu'adhérer à la thèse centrale de Roland Barthes : la littérature cherche à représenter le réel.
En
effet, nous pouvons considérer cet objectif comme une constante de la Littérature : c'est le réel que cherche a
traduire Homère lorsqu'il décrit le bouclier d'Achille et a travers lui la culture de son époque ; c'est le réel qu'a en
vue Balzac lorsqu'il accorde a la parure et aux vêtements dans ses œuvres l'importance que l'on donne a des
composantes d'un système sémiotique ; c'est toujours le réel que Proust a en vue, lorsqu'il cherche a exprimer
l'épaisseur sensible des choses, leur extrême complexité avec leurs saveurs, leurs odeurs, leurs aspects variées au
moyen de son outil privilégié : la métaphore.
Tous ces auteurs, aussi varies et distincts soient ils, se rapportent bel
et bien au réel, c'est-à-dire a l'extériorité, a ce qu'ils voient et comprennent du monde qui les entourent.
Voila
pourquoi la métaphore proustienne de la littérature comme instrument optique tourne vers le monde est si
importante : la littérature nous permet de voir ce qui est en dehors de nous, à savoir le réel.
b.
Le langage est par définition incapable d'accomplir la fin poursuivie par la littérature.
»
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