Diderot - Le Neveu de rameau
Extrait du document
Cependant, comme il fallait faire quelque chose, je lui prenais les mains que je lui plaçais autrement ; je me dépitais, je criais, sol, sol, sol, mademoiselle, c'est un sol. La mère : « Mademoiselle, est-ce que vous n'avez point d'oreilles ? Moi qui ne suis pas au clavecin, et qui ne vois pas sur votre livre, je sens qu'il faut un sol. Vous donnez une peine infinie à monsieur ; je ne conçois pas sa patience ; vous ne retenez rien de ce qu'il vous dit, vous n'avancez point... » Alors je rabattais un peu les coups l, et hochant de la tête, je disais : «Pardonnez-moi, madame, pardonnez-moi ; cela pourrait allez mieux si mademoiselle voulait, si elle étudiait un peu, mais cela ne va pas mal. » La mère : « A votre place, je la tiendrais un an sur la même pièce 2. — Oh ! pour cela, elle n'en sortira pas qu'elle ne soit au-dessus de toutes difficultés ; et cela ne sera pas si long que madame le croit. — Monsieur Rameau, vous la flattez. Vous êtes trop bon. Voilà de la leçon la seule chose qu'elle retiendra et qu'elle saura bien me répéter dans l'occasion. » L'heure se passait ; mon écolière me présentait le petit cachet avec la grâce du bras et la révérence qu'elle avait apprise du maître à danser ; je le mettais dans ma poche, pendant que la mère disait : « Fort bien, mademoiselle ; si Javillier était-là, il vous applaudirait. » Je bavardais encore un moment par bienséance ; je disparaissais ensuite, et voilà ce qu'on appelait alors une leçon d'accompagnement.
Diderot, Le Neveu de Rameau.
Appréciez dans ce texte l'observation comique des moeurs, l'art de présenter une situation dramatique et de faire vivre des personnages par le mouvement même du « discours ».
INTRODUCTION
Dans Le Neveu de Rameau, Diderot nous présente un étrange personnage, « singulier mélange de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison », qui vit au jour le jour, tantôt hébergé par de riches bourgeois, tantôt occupé à quelque activité mal rémunérée. Le roman est avant tout une conversation entre Diderot lui-même et le Neveu du grand compositeur, qui disserte avec brio sur toutes sortes de sujets : le génie, l'amour-propre des parasites, la morale et la société, les pauvres et l'injustice. Son amour de la musique — son seul point commun avec son illustre parent — lui a donné naguère l'idée de gagner sa vie en enseignant le piano : ses compétences sont nulles, mais peu importe. L'assurance suffît à tout et il faut bien aider les riches à « restituer ».
L'extrait à commenter nous conte une de ces leçons dans une grande maison bourgeoise de Paris : après un dialogue mondain, la leçon proprement dite s'engage. L'étude des moeurs bourgeoises, l'originalité de la situation, les gestes et les paroles qui donnent vie et présence aux personnages retiennent notre attention.
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