Diderot, Le Neveu de Rameau.
Extrait du document
Diderot, Le Neveu de Rameau.
(Il est question des hommes de génie)
LUI. - Mais si la nature était aussi puissante que sage ; pourquoi ne les a-t-elle pas faits aussi bons qu'elle les a faits grands ?
MOI. - Mais ne voyez -vous pas qu'avec un pareil raisonnement vous renversez l'ordre général, et que si tout ici-bas était excellent, il n'y aurait rien d'excellent.
LUI. - Vous avez raison. Le point important est que vous et moi soyons, et que nous soyons vous et moi. Que tout aille d'ailleurs comme il pourra. Le meilleur ordre des choses, à mon avis, est celui où je devrais être ; et foin du plus parfait des mondes, si je n'en suis pas. J'aime mieux être, et même être impertinent raisonneur que de n'être pas.
MOI. - Il n'y a personne qui ne pense comme vous, et qui ne fasse le procès à l'ordre qui est ; sans s'apercevoir qu'il renonce à sa propre existence.
LUI. - Il est vrai.
MOI. - Acceptons donc les choses comme elles sont. Voyons ce qu'elles nous coûtent et ce qu'elles nous rendent ; et laissons là tout ce que nous ne connaissons pas assez pour le louer ou le blâmer ; et qui n'est peut-être ni bien ni mal ; s'il est nécessaire, comme beaucoup d'honnêtes gens l'imaginent.
LUI. - Je n'entends pas grand-chose à tout ce que vous me débitez là. C'est apparemment de la philosophie ; je vous préviens que je ne m'en mêle pas. Tout ce que je sais, c'est que je voudrais bien être un autre, au hasard d'être un homme de génie, un grand homme. Oui, il faut que j'en convienne, il y a là quelque chose qui me le dit. Je n'en ai jamais entendu louer un seul que son éloge ne m'ait fait secrètement enrager. Je suis envieux. Lorsque j'apprends de leur vie privée quelque trait qui les dégrade, je l'écoute avec plaisir. Cela nous rapproche : j'en supporte plus aisément ma médiocrité. Je me dis : certes tu n'aurais jamais fait Mahomet ; mais ni l'éloge du Maupéou. J'ai donc été ; je suis donc fâché d'être médiocre. Oui, oui, je suis médiocre et fâché. Je n'ai jamais entendu jouer l'ouverture des Indes galantes ; jamais entendu chanter, Profonds Abîmes du Ténare, Nuit, éternelle Nuit, sans me dire avec douleur ; voilà ce que tu ne feras jamais. J'étais donc jaloux de mon oncle ; et s'il y avait eu à sa mort, quelques belles pièces de clavecin, dans son portefeuille, je n'aurais pas balancé à rester moi, et à être lui.
MOI. - S'il n'y a que cela qui vous chagrine, cela n'en vaut pas trop la peine.
LUI. - Ce n'est rien. Ce sont des moments qui passent.
Liens utiles
- Denis Diderot, Le neveu de Rameau.
- Diderot, Le Neveu de Rameau - Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à la manière...
- Diderot, Le Neveu de Rameau.
- Diderot - Le Neveu de rameau
- Denis Diderot, Le Neveu de Rameau