DIDEROT, Paradoxe sur le Comédien.
Extrait du document
«
Les grands poètes, les grands acteurs, et peut-être en général tous les grands imitateurs de la nature, quels qu'ils soient,
doués d'une belle imagination, d'un grand jugement, d'un tact fin, d'un goût très sûr, sont les êtres les mains sensibles.
Ils
sont également propres à trop de choses; ils sont trop occupés à regarder, à reconnaître, à imiter, pour être vivement
affectés au-dedans d'eux-mêmes.
Je les vois sans cesse le portefeuille sur les genoux et le crayon à la main.
Nous sentons,
nous; ils observent, étudient et peignent.
Le dirai-je? Pourquoi non ? La sensibilité n'est guère la qualité d'un grand génie.
DIDEROT, Paradoxe sur le Comédien.
Situation du passage.
Le Paradoxe sur le Comédien a été écrit en 1773.
Commencé vraisemblablement à Paris avant le départ pour SaintPétersbourg, cet essai a dû être continué en Hollande et achevé en Russie.
D'un point de départ technique et sans grand
intérêt, la pensée de Diderot s'élargit et édifie une théorie générale, d'après laquelle le génie est opposé à la sensibilité.
Le
passage proposé est au centre même de la théorie.
La thèse de Diderot.
Une longue phrase, énergiquement martelée et d'un ton catégorique (malgré une légère
atténuation : peut-être), pose la thèse sous sa forme la plus générale : tous les grands
imitateurs de la nature...
sont les êtres les moins sensibles.
Diderot n'hésite pas à heurter
de front les idées reçues.
Comment! Les grands poètes seraient insensibles? Virgile, les
écrivains de la Pléiade et, postérieurement à Diderot, Lamartine, Musset, Verlaine, ne
sont-ils pas, entre tant d'autres, des exemples de poètes sensibles? Et n'est-ce pas le
même Diderot qui, dans son Discours sur la poésie dramatique, écrit en 1758, définissait
l'inspiration poétique à la manière platonicienne, comme un délire qui nous transporte
hors de nous-mêmes? En ce qui concerne les grands acteurs, on pourrait discuter à perte
de vue.
Diderot cite la Clairon comme type de comédienne qui joue « d'étude », « de
réflexion »; on pourrait aussi invoquer à l'appui de sa thèse les confidences de Talma,
toujours maître de lui sur la scène, ou l'exemple contemporain d'un Louis Jouvet; mais les
acteurs sensibles semblent être aussi nombreux que les acteurs de sang-froid.
D'ailleurs
presque tous ceux qui ont parlé de l'interprétation théâtrale sont opposés à la doctrine de
Diderot et celui-ci est obligé de reconnaître dans ce même Paradoxe que les acteurs qui
jouent « d'âme » sont parfois sublimes.
Qu'entend-il par : tous les grands imitateurs de la
nature, quels qu'ils soient? Pense-t-il aux peintres ? Mais il suffit de parcourir les Salons
pour voir le grand cas qu'il fait de la sensibilité et du pathétique souvent larmoyant d'un
Greuze.
Aux auteurs dramatiques ? Ce sont eux qui, jusqu'à un certain point,
confirmeraient le mieux la thèse de Diderot; comme il le dit lui-même un peu avant notre
passage, les poètes dramatiques "sont spectateurs assidus de ce qui se passe autour d'eux dans le monde physique et
dans le monde moral" ; Molière, le contemplateur, en est la preuve, bien qu'il n'ait pas été un génie insensible.
Quoi qu'il en
soit, tous ces grands imitateurs de la nature que Diderot prétend insensibles sont, selon lui, doués d'une belle imagination,
d'un grand jugement, d'un tact fin, d'un goût très sûr.
Or, parmi ces qualités, une seule, le jugement, est purement
intellectuelle; mais l'imagination ne va-t-elle pas de pair avec la sensibilité et la sensibilité de Diderot lui-même n'est-elle pas
à base d'imagination? Quant au tact et au goût, ils comportent autant d'éléments d'ordre sensible que d'éléments d'ordre
intellectuel.
Diderot ne se contente pas d'affirmer, il veut prouver; si les hommes de génie sont les êtres les moins sensibles, c'est qu'ils
sont généralement propres à trop de choses.
Mais est-ce bien là ce que veut dire Diderot? La suite semble nous prouver que
c'est plutôt la nécessité constante de sortir de soi qui les empêche d'être vivement affectés au-dedans d'eux-mêmes.
En
effet, ils sont trop occupés à regarder (l'homme de génie est un observateur continu de la nature humaine), à reconnaître
(grâce à la mémoire, il se fait un recueil de tout ce qu'il observe) et à imiter (il se fait sa copie d'après le spectacle que les
hommes lui présentent; le grand acteur en particulier doit sortir de son propre caractère pour être « imitateur attentif et
disciple réfléchi de la nature »).
Diderot aime animer les idées abstraites; son imagination visuelle se plaît à les traduire sous forme d'attitudes d'une
minutieuse précision : je les vois sans cesse le portefeuille sur les genoux et le crayon à la main.
N'est-ce pas déjà la
méthode de travail de nos romanciers naturalistes, des Goncourt faisant des enquêtes à travers le Paris des faubourgs, de
Daudet enregistrant sur ses fameux carnets des traits de moeurs, des gestes ou des phrases, de Zola assistant aux
arrivages des Halles une nuit entière et prenant des notes avant d'écrire Le Ventre de Paris? A ce moment, Diderot fait un
retour sur lui-même; il sait qu'il manque du sang-froid de l'homme de génie, et il souffre des excès de sa sensibilité; la phrase
devient heurtée et trahit involontairement son angoisse : nous sentons, nous; ils observent, étudient et peignent.
Diderot
hésite un moment : Le dirai-je ? Il sait qu'il va soutenir un paradoxe; bien plus, que ce paradoxe est la condamnation de son
propre tempérament.
Pourquoi non? Il n'est pas homme à reculer devant les conséquences de ses théories.
La sensibilité
n'est guère la qualité d'un grand génie.
Cette dernière phrase, dans sa sobriété expressive, souligne le divorce entre la
sensibilité et le génie; elle est en même temps l'aveu loyal d'un homme conscient de ses faiblesses.
Conclusion.
La thèse de Diderot est trop catégorique.
Si certains exemples la confirment, beaucoup d'autres l'infirment.
Dans le cas
particulier de l'interprétation théâtrale, Diderot ne tient pas compte de la multiplicité des éléments qui se combinent pour
former le jeu d'un acteur.
En fait, ces quelques lignes sont surtout intéressantes par ce qu'elles nous révèlent de l'âme inquiète de leur auteur.
Après
avoir longtemps exalté l'enthousiasme et déclaré formellement que le génie est un mode de la sensibilité, Diderot, vers la fin
de sa carrière, en vient à se demander si son manque de sang-froid n'a pas nui quelquefois à la qualité de sa création.
Dès
lors, il n'hésite pas à soutenir que l'insensibilité est la condition même du génie, mais on sent qu'il fait un effort pour soutenir
cette thèse; bien plus, il se trahit, car c'est avec toute sa sensibilité qu'il écrit contre la sensibilité..
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