DIDEROT - portrait peint par Vanloo
Extrait du document
«
INTRODUCTION
Dans ce salon de 1767 dont il s'est chargé de faire le compte rendu, Diderot a trouvé son propre portrait,
œuvre du peintre Vanloo.
Belle occasion de parler de lui, de se confier, de se camper devant le public.
Cette aubaine le met en verve.
Depuis plus de quinze ans il consacre à Y Encyclopédie le meilleur de son
temps : lettres d'affaires, études techniques, propagande, éloge des sciences, des chiffres, du travail
manuel, de la mécanique ; ses humeurs personnelles, les saillies de son imagination et de son cœur n'y
ont guère leur place.
Mais il sait bien leur donner leur revanche : Le Neveu de Rameau, plus tard Jacques
le Fataliste ; les drames, les lettres, et bien d'autres pages, dont celle-ci ; des pages où il se libère et se
peint : ce qu'il ne dit pas, son style le dit pour lui.
La lecture de ce texte, après l'amusement du premier contact, peut donner lieu à une sorte de
déchiffrement.
Quel homme découvre-t-on, dans ces lignes et entre ces lignes ?
I.
IL SOULIGNE LA VIGUEUR DE SA PERSONNALITÉ
Le grand souci de Diderot, en critiquant son portrait physique, est d'affirmer la vigueur de sa personnalité,
et de protester contre l'image efféminée qu'a donnée de lui Vanloo.
«Joli comme une femme » ! Voilà ce
qu'il ne saurait admettre : cette « mignardise », ce « luxe de vêtements », cet air de « vieille coquette »
dont il se voit affublé.
Sous cette réaction très explicite se devinent trois de ses passions les plus
constantes : la haine de l'artifice, le goût de la libre réflexion, le goût des émotions tumultueuses.
En effet ce qu'il reproche au faux Diderot qu'on expose au public, ce n'est pas tant d'être joli que de se
vouloir tel — de « faire le petit bec », de « faire encore l'aimable » — ; autrement dit, d'entrer délibérément dans la petite comédie du
monde, au lieu de rester dans la « bonhomie » de la nature et dans «la rusticité des anciens temps ».
Et pour mieux montrer qu'il ne veut
pas être de ces mondains, Diderot va au-devant de leurs moqueries : sa bonhomie touche « de bien près à la bêtise »..., il n'a écrit que de «
tristes ouvrages », ses « assez grands traits » le font ressembler à ces « anciens orateurs » que les gens du monde, depuis la querelle des
Anciens et des Modernes, ne se sentent plus tenus de vénérer.
« Je suis un rustre et je m'en honore », écrivait-il un autre jour à Sophie
Volland.
De telles provocations ne sont pas sans rappeler celles que Jean-Jacques Rousseau avait déjà lancées à la frivolité du siècle dans
ses Discours, dans sa Lettre à d'Alembert, dans L'Émile ; mais il ne fait pas de doute qu'il les lance de tout son cœur et qu'elles expriment
bien son naturel.
Le goût de la libre réflexion touche de près la haine de l'artifice : « cette folle de Madame Vanloo » qui, selon les préjugés du siècle, croyait
bien faire en venant lui tenir la conversation, représente en quelque sorte toute la société qui nous dicte nos poses et nous détourne de
penser par nous-mêmes : « Il fallait le laisser seul et l'abandonner à sa rêverie.
Alors...
le travail de sa tête, fortement occupée, se serait
peint sur son visage ; et Michel eût fait une belle chose ».
Diderot ne songe pas à séparer comme nous le ferions le « travail » de la réflexion et le tumulte spontané des émotions : « sa bouche se
serait entrouverte, ses regards se seraient portés au loin »...
Si bien que ce « philosophe », qui fait sonner si fièrement son titre en face de
celui de secrétaire d'État, nous apparaîtrait plutôt comme un « rêveur » et une âme sensible, comme un romantique, diront les amateurs
d'étiquettes.
Mais précisons : certainement pas comme un Rousseau ou un Lamartine.
Diderot veut être avant tout une puissante nature :
n'oublions pas que le mot de « rêverie » peut, dans la langue classique, s'appliquer à une réflexion très ferme ; lorsque Diderot a jeté sur le
papier quelques termes qui pourraient laisser de lui une image mièvre, il se hâte de les neutraliser :
"J'étais serein, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste."
II.
IL PARTICIPE A LA FRIVOLITÉ DE SON SIÈCLE
Mais, comme il arrive souvent chez Diderot, cette force de la nature va se retourner en quelque sorte contre elle-même et faire jouer à
l'écrivain, dans les mêmes lignes, deux personnages opposés.
Nous avons vu Diderot pourfendre la frivolité mondaine; nous allons le voir
s'y ébattre.
Les bravades de Diderot et celles de Rousseau ne se ressemblent qu'en surface : celles-ci sont d'un homme blessé, celles-là d'un homme
content.
Diderot maltraite son siècle, mais il y vit, il en jouit, il se réjouit d'en être.
Il compte sur la complicité de son public, et cela le met en
belle humeur.
II joue d'abord à garder ses distances, à parler de lui-même à la troisième personne, pour lâcher tout à coup son « moi » au milieu du
texte, dans un mouvement trop habile pour être tout à fait naïf.
Il émaille son commentaire de traits espiègles : le « pauvre littérateur »
écrasé par le fisc, et qui n'est pas là pour faire pitié ; l'apostrophe lancée au portrait comme s'il était vivant : « mon joli philosophe, vous
serez...
» ; l'avertissement à ses petits-enfants, mouvement d'un humour délicieux où Diderot parodie le pathétique attendrissant dont il
avait fait sa spécialité et parle de lui à l'imparfait comme on évoque ses chers disparus : « J'avais un grand front...
j'avais cent physionomies
».
La description du portrait constitue une réjouissante cascade verbale.
Plus loin, on croirait entendre une jeune héroïne de Marivaux ; même
caquet, même petites insolences gracieuses pardonnées d'avance : « ce riant, mignon, efféminé vieux coquet-là...
» « C'est cette folle de
Madame Vanloo qui venait jaser avec lui (...) qui lui a donné cet air-là, et qui a tout gâté ».
Quel « ancien orateur » eût parlé ainsi ?
Ce bonheur de parole permet à Diderot de concilier tant bien que mal l'amabilité et la franchise, et de se tirer par quelques pirouettes d'un
mauvais pas où se fût empêtré Rousseau.
Le portrait est mauvais, mais à qui la faute ? A Vanloo ? Il a parfaitement rendu ce qu'il voyait ! A
Madame Vanloo ? Elle a cru bien faire, et après tout l'homme qui écrit une pareille page n'a pas dû être le dernier à vouloir «jaser».
Il ne
reste donc qu'à s'embrasser : « témoignage précieux, amitié, excellent artiste, plus excellent homme »...
Diderot peut bien se taxer de
rusticité et presque de « bêtise » : on ne le croira pas, et il le sait bien.
CONCLUSION
Franchise et comédie, gravité et fantaisie, appel à la solitude et besoin d'avoir un public, on pourrait multiplier les antithèses.
Diderot l'a fait
le premier : « c'est sa douceur, avec sa vitalité ».
« J'avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j'étais affecté ».
On pense à sa célèbre phrase « la tête d'un Langrois est sur ses épaules comme le coq au haut d'un clocher ».
Cette mobilité, pour ne pas
dire cette agitation, se communique jusqu'au détail de la phrase et fait de ce texte un des plus sémillants qu'on puisse lire.
C'est grâce à cette nature exubérante et cordiale que ce philosophe est aussi un écrivain présent pour nous sur un autre plan que celui de
l'histoire des idées, et à un autre niveau que Bayle ou Condorcet.
Au surplus, elle ne l'empêche pas, sur ce qu'il a jugé important, d'être
généreux et constant.
Il soutient son énergie par la joie de se sentir vivre, comme d'autres par l'avarice, l'orgueil ou l'idéal..
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