Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les villes tentaculaires) - La bourse
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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les villes tentaculaires) - La bourse Comme un torse de pierre et de métal debout Le monument de l'or dans les ténèbres bout. Dès que morte est la nuit et que revit le jour, L'immense et rouge carrefour D'où s'exalte sa quotidienne bataille Tressaille. Des banques s'ouvrent tôt et leurs guichets, Où l'or se pèse au trébuchet, Voient affluer - voiles légères - par flottes, Les traites et les banque-notes. Une fureur monte et s'en dégage, Gagne la rue et s'y propage, Venant chauffer, de seuil en seuil, Dans la ville, la peur, la folie ou l'orgueil. Le monument de l'or attend que midi tinte Pour réveiller l'ardeur dont sa vie est étreinte. Tant de rêves, tels des feux roux Entremêlent leur flamme et leurs remous De haut en bas du palais fou ! Le gain coupable et monstrueux S'y resserre comme des noeuds. On croit y voir une âpre fièvre Voler, de front en front, de lèvre en lèvre, Et s'ameuter et éclater Et crépiter sur les paliers Et les marches des escaliers. Une fureur réenflammée Au mirage du moindre espoir Monte soudain de l'entonnoir De bruit et de fumée, Où l'on se bat, à coups de vols, en bas. Langues sèches, regards aigus, gestes inverses, Et cervelles, qu'en tourbillons les millions traversent, Échangent là leur peur et leur terreur. La hâte y simule l'audace Et les audaces se dépassent ; Les uns confient à des carnets Leurs angoisses et leurs secrets ; Cyniquement, tel escompte l'éclair Qui tue un peuple au bout du monde ; Les chimères volent dans l'air ; Les chances fuient ou surabondent ; Marchés conclus, marchés rompus Luttent et s'entrebutent en disputes ; L'air brûle - et les chiffres paradoxaux, En paquets pleins, en lourds trousseaux, Sont rejetés et cahotés et ballottés Et s'effarent en ces bagarres, Jusqu'à ce que leurs sommes lasses, Masses contre masses, Se cassent. Aux fins de mois, quand les débâcles se décident, La mort les paraphe de suicides Et les chutes s'effritent en ruines Qui s'illuminent En obsèques exaltatives. Mais le jour même, aux heures blêmes, Les volontés, dans la fièvre, revivent ; L'acharnement sournois Reprend, comme autrefois. On se trahit, on se sourit et l'on se mord Et l'on travaille à d'autres morts. La haine ronfle, ainsi qu'une machine, Autour de ceux qu'elle assassine. On vole, avec autorité, les gens Dont les coffres sont indigents. On mêle avec l'honneur l'escroquerie, Pour amorcer jusqu'aux patries Et ameuter vers l'or torride et infamant L'universel affolement. Oh l'or, là-bas, comme des tours dans les nuages, L'or étalé sur l'étagère des mirages, Avec des millions de bras tendus vers lui, Et des gestes et des appels, la nuit, Et la prière unanime qui gronde, De l'un à l'autre bout des horizons du monde ! Là-bas, des cubes d'or sur des triangles d'or, Et tout autour les fortunes célèbres S'échafaudant sur des algèbres. De l'or ! - boire et manger de l'or ! Et, plus féroce encor que la rage de l'or, La foi au jeu mystérieux Et ses hasards hagards et ténébreux Et ses arbitraires vouloirs certains Qui restaurent le vieux destin ; Le jeu, axe terrible, où tournera autour de l'aventure, Par seul plaisir d'anomalie, Par seul besoin de rut et de folie, Là-bas, où se croisent les lois d'effroi Et les suprêmes désarrois, Eperdument, la passion future. Comme un torse de pierre et de métal debout, Qui cèle en son mystère et son ardeur profonde Le coeur battant et haletant du monde, Le monument de l'or dans les ténèbres bout.
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