Émile Zola (1840-1902), Nouveaux Contes à Ninon (1874), "Le Forgeron".
Extrait du document
«
Zola, Nouveaux Contes à Ninon, « Le Forgeron ».
J’ai vécu une année chez le Forgeron, toute une année de convalescence.
J’avais perdu
mon cœur, perdu mon cerveau, j’étais parti, allant devant moi, me cherchant, cherchant un
coin de paix et de travail, où je pusse retrouver ma virilité.
C’est ainsi qu’un soir, sur la route,
après avoir dépassé le village, j’ai aperçu la forge, isolée, toute flambante, plantée de travers à
la croix des Quatre-Chemins.
La lueur était telle, que la porte charretière, grande ouverte,
incendiait le carrefour, et que les peupliers, rangés en face, le long du ruisseau, fumaient
comme des torches.
Au loin, au milieu de la douceur du crépuscule, la cadence des marteaux
sonnait à une demi-lieue, semblable au galop de plus en plus rapproché de quelque régiment de
fer.
Puis, là, sous la porte béante, dans la clarté, dans le vacarme, dans l’ébranlement de ce
tonnerre, je me suis arrêté, heureux, consolé déjà, à voir ce travail, à regarder ces mains
d’homme tordre et aplatir les barres rouges.
J’ai vu, par ce soir d’automne, le Forgeron pour la première fois.
Il forgeait le soc d’une charrue.
La chemise
ouverte, montrant sa rude poitrine, où les côtes, à chaque souffle, marquaient leur carcasse de métal éprouvé, il se
renversait, prenait un élan, abattait le marteau.
Et cela, sans un arrêt, avec un balancement souple et continu du
corps, avec une poussée implacable des muscles.
Le marteau tournait dans un cercle régulier, emportant des
étincelles, laissant derrière lui un éclair.
C’était « la Demoiselle », à laquelle le Forgeron donnait ainsi le branle, à deux
mains ; tandis que son fils, un gaillard de vingt ans, tenait le fer enflammé au bout de la pince, et tapait de son côté,
tapait des coups sourds qu’étouffait la danse éclatante de la terrible fillette du vieux.
Toc, toc, — toc, toc, on eût dit
la voix grave d’une mère encourageant les premiers bégayements d’un enfant.
« La Demoiselle » valsait toujours, en
secouant les paillettes de sa robe, en laissant ses talons marqués dans le soc qu’elle façonnait, chaque fois qu’elle
rebondissait sur l’enclume.
Une flamme saignante coulait jusqu’à terre, éclairant les arêtes saillantes des deux ouvriers,
dont les grandes ombres s’allongeaient dans les coins sombres et confus de la forge.
Peu à peu, l’incendie pâlit, le
Forgeron s’arrêta.
Il resta noir, debout, appuyé sur le manche du marteau, avec une sueur au front qu’il n’essuyait
même pas.
J’entendais le souffle de ses côtes encore ébranlées, dans le grondement du soufflet que son fils tirait,
d’une main lente.
Le soir, je couchais chez le Forgeron, et je ne m’en allais plus.
Il avait une chambre libre, en haut, au-dessus de
la forge, qu’il m’offrit et que j’acceptai.
Dès cinq heures, avant le jour, j’entrais dans la besogne de mon hôte.
Je
m’éveillais au rire de la maison entière, qui s’animait jusqu’à la nuit de sa gaieté énorme.
Sous moi, les marteaux
dansaient.
Il semblait que « la Demoiselle » me jetât hors du lit, en tapant au plafond, en me traitant de fainéant.
Toute la pauvre chambre, avec sa grande armoire, sa table de bois blanc, ses deux chaises, craquait, me criait de me
hâter.
Et il me fallait descendre.
En bas, je trouvais la forge déjà rouge.
Le soufflet ronronnait, une flamme bleue et
rose montait du charbon, où la rondeur d’un astre semblait luire, sous le vent qui creusait la braise.
Cependant, le
Forgeron préparait la besogne du jour.
Il remuait du fer dans les coins, retournait des charrues, examinait des roues.
Quand il m’apercevait, il mettait les poings aux côtes, le digne homme, et il riait, la bouche fendue jusqu’aux oreilles.
Cela l’égayait, de m’avoir délogé du lit à cinq heures.
Je crois qu’il tapait pour taper, le matin, pour sonner le réveil
avec le formidable carillon de ses marteaux.
Il posait ses grosses mains sur mes épaules, se penchait comme s’il eût
parlé à un enfant, en me disant que je me portais mieux, depuis que je vivais au milieu de sa ferraille.
Et tous les jours,
nous prenions le vin blanc ensemble, sur le cul d’une vieille carriole renversée.
Puis, souvent, je passais ma journée à la forge.
L’hiver surtout, par les temps de pluie, j’ai vécu toutes mes
heures là.
Je m’intéressais à l’ouvrage.
Cette lutte continue du Forgeron contre ce fer brut qu’il pétrissait à sa guise,
me passionnait comme un drame puissant.
Je suivais le métal du fourneau sur l’enclume, j’avais de continuelles
surprises à le voir se ployer, s’étendre, se rouler, pareil à une cire molle, sous l’effort victorieux de l’ouvrier.
Quand la
charrue était terminée, je m’agenouillais devant elle, je ne reconnaissais plus l’ébauche informe de la veille, j’examinais
les pièces, rêvant que des doigts souverainement forts les avaient prises et façonnées ainsi sans le secours du feu.
Parfois, je souriais en songeant à une jeune fille que j’avais aperçue, autrefois, pendant des journées entières, en face
de ma fenêtre, tordant de ses mains fluettes des tiges de laiton, sur lesquelles elle attachait, à l’aide d’un fil de soie,
des violettes artificielles.
Jamais le Forgeron ne se plaignait.
Je l’ai vu, après avoir battu le fer pendant des journées de quatorze heures,
rire le soir de son bon rire, en se frottant les bras d’un air satisfait.
Il n’était jamais triste, jamais las.
Il aurait soutenu
la maison sur son épaule, si la maison avait croulé.
L’hiver, il disait qu’il faisait bon dans sa forge.
L’été, il ouvrait la
porte toute grande et laissait entrer l’odeur des foins.
Quand l’été vint, à la tombée du jour, j’allais m’asseoir à côté de
lui, devant la porte.
On était à mi-côte ; on voyait de là toute la largeur de la vallée.
Il était heureux de ce tapis.
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