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Emile ZOLA, La Curée, 1871.

Extrait du document

Au lendemain du coup d'état de Napoléon III, le 2 décembre 1851, Aristide Saccard est venu « tenter sa chance » à Paris. Cependant la fortune des Saccard semblait à son apogée. Elle brûlait en plein Paris comme un feu de joie colossal. C'était l'heure où la curée1 ardente emplit un coin de forêt de l'aboiement des chiens, du claquement des fouets, du flamboiement des torches. Les appétits lâchés se contentaient enfin, dans l'impudence du triomphe, au bruit des quartiers écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n'était plus qu'une grande débauche de millions et de femmes. Le vice, venu de haut, coulait dans les ruisseaux, s'étalait dans les bassins, remontait dans les jets d'eau des jardins, pour retomber sur les toits, en pluie fine et pénétrante. Et il semblait la nuit, lorsqu'on passait les ponts, que la Seine charriât, au milieu de la ville endormie, les ordures de la cité, miettes tombées de la table, noeuds de dentelle laissés sur les divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banque glissés des corsages, tout ce que la brutalité du désir et le contentement immédiat de l'instinct jettent à la rue, après l'avoir brisé et souillé. Alors, dans le sommeil fiévreux de Paris, et mieux encore que dans sa quête haletante du grand jour, on sentait le détraquement cérébral, le cauchemar doré et volup¬tueux d'une ville folle de son or et de sa chair. Jusqu'à minuit les violons chantaient ; puis les fenêtres s'éteignaient, et les ombres descendaient sur la ville. C'était comme une alcôve colossale où l'on aurait soufflé la dernière bougie, éteint la dernière pudeur. Il n'y avait plus, au fond des ténèbres, qu'un grand râle d'amour furieux et las ; tandis que les Tuileries, au bord de l'eau, allongeaient leurs bras dans le noir, comme pour une embrassade énorme. Saccard venait de faire bâtir son hôtel du parc Monceau sur un terrain volé à la Ville. Il s'y était réservé, au premier étage, un cabinet superbe, palissandre et or, avec de hautes vitrines de bibliothèque, pleines de dos¬siers, et où l'on ne voyait pas un livre ; le coffre-fort, enfoncé dans le mur, se creusait comme une alcôve de fer, grande à y coucher les amours d'un mil¬liard. Sa fortune s'y épanouissait, s'y étalait insolemment. Tout paraissait lui réussir. Emile ZOLA, La Curée, 1871.

« [Introduction] Le premier roman du cycle des Rougon-Macquart avait raconté les répercussions du coup d'État du 2 décembre dans une petite ville du Midi.

Dans le deuxième, La Curée, Zola transporte la scène à Paris, y peint la frénésie des affaires et y campe le portrait d'un arriviste, Aristide Rougon.

Doué de « ce flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champs de bataille », il prend le nom de Saccard et le voilà « brasseur de millions » et propriétaire d'un magnifique hôtel particulier.

Notre extrait se situe au milieu du roman, qui coïncide avec l'apogée de Saccard.

Zola s'y montre à la fois peintre fidèle des plaisirs d'une société et satiriste. [I.

La peinture des plaisirs d'une société] [1.

Le cadre] La description a pour cadre Paris, à une époque où la capitale vit l'une de ses mutations les plus radicales.

Zola ne dépeint pas ici, comme dans un roman postérieur, Au Bonheur des dames, les grands travaux d'urbanisme entrepris par le préfet Haussmann, à la fois par la nécessité d'adapter Paris à ses fonctions de capitale moderne, par souci de prestige et par la volonté stratégique de détruire les quartiers populaires aux ruelles si étroites qu'on y élevait des barricades en un tournemain.

Il se contente de deux allusions, « les quartiers écroulés » d'une part, P« hôtel du parc Monceau » de l'autre.

La première rappelle qu'une métropole n'étant pas extensible à l'infini, il faut détruire pour pouvoir rebâtir ; la seconde évoque le nouveau quartier élégant qui venait de s'ouvrir aux grandes fortunes entre l'Opéra et la place de l'Étoile, autour du parc Monceau.

Comme Balzac, opposant le faubourg Saint-Germain, fief de l'aristocratie de l'Ancien Régime, à la Chaussée d'Antin où habitent les nouveaux riches tels que le banquier Nucingen, Zola installe Saccard dans un hôtel tout neuf des beaux quartiers, qu'il « venait de faire bâtir ». [2.

La peinture d'une époque] Cette description permet aussi de se faire une idée précise de l'atmosphère de fête, si caractéristique du Second Empire.

Zola ne brosse pas ici une large fresque, il lui suffit d'énumérer les objets emblématiques d'une société.

La mention des violons, par exemple, évoque les bals du Second Empire, le tourbillon des valses, la musique légère.

Les jets d'eau des jardins reflètent le goût du pittoresque, de l'eau en mouvement : on aime une nature animée par des cascades et des successions de bassins avec leurs jets d'eau.

Les « miettes tombées de table » rappellent les somptueux banquets : ainsi plus de trois cents bouteilles de Champagne seront consommées lors du bal masqué donné par Saccard.

Zola égrène enfin les traces laissées ici et là par des femmes attentives à leur parure et dont l'unique préoccupation est de plaire : la lingerie féminine et ses « nœuds de dentelle », l'échafaudage savant des coiffures avec leurs postiches (« chevelures oubliées dans les fiacres ») et surtout les « billets de banque glissés des corsages », tout dénote la courtisane.

C'est une société frivole et jouisseuse que Zola dessine ici. [3.

« L'or et la chair »] Ce sont en effet les plaisirs de la chair et l'attrait de l'or qui commandent tous les actes.

Dans cette société, durant le jour, les hommes spéculent, achètent des terrains, brassent des millions, construisent des hôtels particuliers, des immeubles de rapport et surtout leur propre fortune.

Mais la nuit l'on s'adonne aux plaisirs de la chair.

Les deux champs lexicaux qui animent cet extrait, l'argent et le sexe, sont si riches que Zola ne laisse aucune place à d'autres mobiles des actions humaines dans cette société.

Outre la variété des termes dénotant le goût effréné de l'argent (« or », « millions », « milliard ») et du sexe (« brutalité du désir », « contentement immédiat de l'instinct », « grand râle d'amour »), il faut noter les procédés d'insistance - la triple répétition de « fortune », la double répétition de « amour », l'emploi de mots de la même famille (« or » et « doré », « bras » et « embrassade ») - et de généralisation : la préférence donnée systématiquement au pluriel qui estompe les individualités (« les appétits », « les divans », « les fiacres », les « fenêtres »), la partie plutôt que le tout (les femmes sont réduites à des corsages, des chevelures, des dentelles, sans qu'on montre leur visage).

Zola indique ainsi que la même fièvre s'empare de tous les aventuriers de Paris. Cette omniprésence de la chair et de l'or est condensée, à la fin de l'extrait, dans le coffre-fort : le meuble qui contient ^argent et les objets de valeur est décrit comme le lieu de la volupté, « une alcôve de fer ».

Zola file la métaphore de l'alcôve en renforçant le parallèle par des précisions sur l'emplacement (« enfoncé dans le mur ») et les dimensions (« grande à y coucher les amours d'un milliard ») et en prenant soin d'utiliser dans les deux cas une expression qui s'applique aussi bien à un lit qu'à un coffre-fort.

Par cette trouvaille il unit indissolublement l'or et le plaisir. [II.

La satire d'une société] Observateur attentif de son époque, Zola s'érige aussi en juge et même en satiriste, mais il se montre surtout un visionnaire. [1.

Zola observateur] La vue de la profusion de richesses matérielles déployées sous le Second Empire inspire à Zola des parallèles éclairants.

En associant par un zeugma au « bruit des quartiers écroulés » celui des « fortunes bâties en six mois », il n'unit pas seulement le concret et l'abstrait, ou la démolition et la construction, il invite à penser que les fortunes comme les immeubles sont susceptibles de s'écrouler aussi rapidement qu'elles ont été édifiées.

L'image récurrente du feu au début du texte symbolise bien le caractère fulgurant, mais éphémère de cet enrichissement : « brûlait », « un feu de joie colossal », « la curée ardente », « flamboiement des torches ».

Écrivant son roman une dizaine d'années à peine après l'écroulement du Second Empire, Zola sait très bien que ce feu de joie n'a été, dans beaucoup de domaines, qu'un feu de paille. Le narrateur invite également à établir un parallèle entre la richesse de la capitale et la destinée d'un individu,. »

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