Émile Zola, L'Assommoir, chapitre VI.
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Émile Zola, L'Assommoir, chapitre VI.
Et, pendant que la blanchisseuse vidait son panier, posant le linge sur le lit, la vieille femme fit son éloge : elle ne brûlait pas les pièces, ne les déchirait pas comme tant d'autres, n'arrachait pas les boutons avec le fer ; seulement elle mettait trop de bleu et amidonnait trop les devants de chemise. "Tenez, c'est du carton, reprit-elle en faisant craquer un devant de chemise. Mon fils ne se plaint pas, mais ça lui coupe le cou... Demain, il aura le cou en sang, quand nous reviendrons de Vincennes. - Non, ne dites pas ça ! s'écria Gervaise désolée. Les chemises pour s'habiller doivent être un peu raides si l'on ne veut pas avoir un chiffon sur le corps. Voyez les messieurs... C'est moi qui fais tout votre linge. Jamais une ouvrière n'y touche, et je le soigne, je vous assure, je le recommencerais plutôt dix fois, parce que c'est pour vous, vous comprenez." Elle avait rougi légèrement, en balbutiant la fin de la phrase. Elle craignait de laisser voir le plaisir qu'elle prenait à repasser elle-même les chemises de Goujet. Bien sûr, elle n'avait pas de pensées sales ; mais elle n'en était pas moins un peu honteuse. "Oh ! je n'attaque pas votre travail, vous travaillez dans la perfection, je le sais, dit Mme Goujet. Ainsi, voilà un bonnet qui est perlé. Il n'y a que vous pour faire ressortir les broderies comme ça. Et les tuyautés sont d'un suivi ! Allez, je reconnais votre main tout de suite. Quand vous donnez seulement un torchon à une ouvrière, ça se voit... N'est-ce pas ? vous mettrez un peu moins d'amidon, voilà tout ! Goujet ne tient pas à avoir l'air d'un monsieur." Cependant, elle avait pris le livre et effaçait les pièces d'un trait de plume. Tout y était bien. Quand elles réglèrent, elle vit que Gervaise lui comptait un bonnet six sous ; elle se récria, mais elle dut convenir qu'elle n'était vraiment pas chère pour le courant ; non, les chemises d'hommes cinq sous, les pantalons de femme quatre sous, les taies d'oreiller un sou et demi, les tabliers un sou, ce n'était pas cher, attendu que bien des blanchisseuses prenaient deux liards ou même un sou de plus pour toutes ces pièces. Puis, lorsque Gervaise eut appelé le linge sale, que la vieille femme inscrivait elle le fourra dans son panier, elle ne s'en alla pas, embarrassée, ayant aux lèvres une demande qui la gênait beaucoup. "Madame Goujet, dit-elle enfin, si ça ne vous faisait rien, je prendrais l'argent du blanchissage ce mois-ci." Justement, le mois était très fort, le compte qu'elles venaient d'arrêter ensemble se montait à dix francs sept sous. Mme Goujet la regarda un moment d'un air sérieux. Puis, elle répondit : "Mon enfant, ce sera comme il vous plaira. Je ne veux pas vous refuser cet argent, du moment où vous en avez besoin... Seulement, ce n'est guère le chemin de vous acquitter ; je dis cela pour vous, vous entendez. Vrai, vous devriez prendre garde."
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