Emily Brontë
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Emily Brontë
Il est impossible de lire Les Hauts de Hurle-Vent sans être admis dans l'intimité brûlante d'un être qui vous apprendrait tout à la fois
l'orgueil, l'humilité, la sauvagerie ou la tendresse, un être avec lequel on voudrait rire, pleurer, partager joies et désespoirs.
Emily Brontë écoule sa petite enfance, son adolescence et sa jeunesse parmi ses sœurs et son frère, dans la maison de l'austère pasteur
Brontë accrochée au flanc d'une colline " battue par les vents ".
Une solitude désincarnée referme autour des petits son cercle de silence
au milieu duquel flotte comme un suspens du souffle humain, une stupeur de l'âme et du corps.
Chacun d'eux commence alors à rêver sa
vie avec les seuls moyens qui leur soient permis : ceux des mots que l'on ne prononce jamais, qui dansent au fond du cœur, qui
déchirent, qui font saigner et crier.
Mais ils ne crient ni ne se plaignent ; sauf, plus tard, Charlotte et Branwell qui essaieront vainement de
briser le cercle enchanté, l'une à travers une œuvre d e tendre et nostalgique amoureuse, l'autre dans le vice, la dégradation et
l'anéantissement.
Parmi cette marmaille douce d'une prodigieuse intelligence, Emily est peut-être celle qui sait le mieux se clore sur elle-même, non par
prescience de sa destinée, mais par un sens aigu du sacrifice : sacrifice au vide qui l'entoure et l'habite, aux nuées qui se déchirent sur
les " Wuthering Heights ", sacrifice à la pauvreté, à la mort qui déjà frappe s a famille : la mère, les d e u x petites sœurs.
Tous ses
sacrifices se fondent les uns dans les autres pour former la substance future de son œuvre.
Elle ne sait pas qu'elle a été créée pour la
vivre, cette œuvre, en un rêve de douleur.
Les siens ne le savent pas davantage.
Et pourtant, comment s'empêcher de songer que chacun d'eux a été engendré uniquement pour
permettre un miracle : la vie et la mort d'Emily Brontë ? La vie et la mort de Heathcliff et Cathy ?
Ainsi naît bientôt sur chacun d e ces visages un signe d e complicité entre eux et la solitude, eux et le silence, eux et la mort.
Ils
grandissent, s e racontent des histoires, s e taisent ensemble, créent leur univers avec une férocité patiente et bâtissent autour,
inconsciemment, de hautes murailles qui les préserveront à tout jamais de la réalité.
Au moment où la féerie douloureuse de la jeunesse s'installe au milieu de la petite troupe, Charlotte la tendre s'émeut, se révolte, part
en voyage pour secouer le cauchemar ; elle réussit même à entraîner Emily avec elle, mais pas longtemps.
La farouche jeune fille a tôt
fait de retourner à ses " moors ", à la maison sans joie, à son horizon de collines pelées qu'elle aime arpenter en compagnie de son chien
favori.
Elle approfondit chaque jour davantage son dialogue avec la mort.
Afin de rendre ce dialogue plus vibrant, elle se fait chaque jour
plus humble.
Elle devient la servante experte de tous les siens.
On peut imaginer que, dès cette époque, l'œuvre jaillit en elle.
Elle n'est pas un écrivain, mais tout simplement une femme en qui l'amour
fait germer un bel enfant.
Grâce à son instinct de femme, elle rejette tout ce qui n'est pas nourriture violemment féconde, elle veut qu'en
sa chair et son sang naissent des feux sauvages.
Elle recompose au-dedans d'elle l'univers de l'amour qu'elle n'a pas connu et qu'elle ne
connaîtra jamais.
Ce t a mo u r s e gonfle, se noue, la dévore toute entière.
Elle devient amour.
Elle absorbe ensuite les désirs dévorants
d'amour dont les siens sont la proie.
Petit à petit, sans jamais esquisser le moindre geste de passion ou de révolte, elle accomplit sa
mission terrestre.
Extérieurement, elle n'est qu'une belle jeune fille dont le dévouement, la douceur sont devenus légendaires dans la contrée.
C'est elle qui
fait l'ordre dans la maison familiale où règne une propreté méticuleuse ; c'est elle qui lave le linge, raccommode, astique les meubles, les
cuivres, le carrelage ; c'est elle qui prépare les qui pétrit le pain ; c'est elle encore qui se rend par n'importe quel temps chez les pauvres
et les malades.
Elle rafraîchit leur front avec ses mains, leur âme avec son silence.
Plus elle s'adonne à ses activités de ménagère ;
mieux, elle préserve au-dedans d'elle le vide où commencent à s'agiter, aimer et souffrir ses personnages.
Elle écrit enfin leur aventure d'un seul trait, comme s'il s'agissait de se délivrer d'elle en eux, de s'en remettre à leur destin, aveuglément.
On pourrait croire qu'elle se supprime au profit de leur univers de passions et de haines qui est plus démoniaque et plus sacré que la vie
elle-même.
Dès lors, la maison du pasteur Brontë semble frappée par une foudre lente qui détruira ses habitants les uns après les autres
; rage de destruction nécessaire puisque l'œuvre accomplie commence à prendre son essor.
C'est Branwell qui meurt le premier d'une crise
de delirium tremens.
Les Hauts de Hurle-Vent élèvent davantage leur voix désespérée.
On lit le livre dans toute l'Angleterre, on le juge
avec surprise, avec sévérité, on tente en vain de découvrir la véritable identité de ce rude écrivain qui se cache sous le pseudonyme de
Ellis Bell, puis on le condamne.
Donc il existe, il fait résonner partout sa cruelle plainte d'amour mêlée à celle de la tempête ; il jette dans
les milieux lettrés les reflets de son âme possédée.
La maison Brontë se fait plus muette, moins hospitalière.
Emily, que la mort de son frère a brisée, s'étiole.
Mais elle continue d'assumer
les travaux d u m é n a g e , elle poursuit à travers la lande ses randonnées quotidiennes, tandis que la vie fuit d'elle par mille blessures.
Charlotte, l'aînée, et Ann, la cadette pressentent le drame.
Elles la supplient de prendre du repos, d'accepter les soins d'un docteur ; elles
la harcèlent de leur tendresse bouleversée, mais Emily ne veut rien savoir.
La douce et la patiente entre dans de violentes colères, interdit
la porte de sa chambre, interdit qu'on lui parle de sa santé.
Elle s'obstine à se coucher tard, à se lever tôt, grelottante de fièvre, ravagée
par la toux.
Puis, un matin, pendant qu'elle se coiffe, elle tombe.
Et lorsque le médecin appelé par Charlotte arrive, Emily Brontë n'est
plus.
La maison devient plus sonore et plus glacée.
Ann s'éteint quelques mois plus tard, ensuite c'est au tour de Charlotte d'être enlevée ; et
le révérend Brontë quitte enfin cette terre après six années de survivance.
Les Hauts d e Hurle-Vent grondent bientôt dans le m o n d e entier.
Issu d'un cœur d e femme, le livre est devenu lui-même un cœur
puissant, multiple, mi-mâle, mi-femelle.
Heathcliff le démon en assume le sang mâle ; Cathy la sauvage en assume le sang femelle.
Il y
a d'abord l'enfance de ce cœur en qui rayonnent les espoirs, les élans capricieux.
Il y a le ruissellement d e d e u x âmes parallèles qui
cherchent à se fondre l'une dans l'autre mais qui retardent cet instant béni par jeu, par méchanceté aussi, et parce qu'elles se savent
habitées par le m ê m e d é m o n d e pureté.
Elles s'aiguisent aux simulacres de la haine, à ceux d e la solitude et du silence.
Et puis
brusquement les âmes s'aperçoivent qu'il est trop tard.
Heathcliff et Cathy sont arrachés l'un à l'autre, et l'immense cœur d'Emily Brontë
saigne à n'en plus finir.
Les deux âmes prédestinées se rejoignent enfin au moment où Cathy, touchée par les grâces insignes de l'amour
et de la mort, accueille Heathcliff.
Les amants s'étreignent en une seconde de connaissance fulgurante où rien n'a plus le pouvoir de les
séparer.
On a mal et pitié pour Heathcliff et Cathy, mal et pitié pour Emily en songeant que sa traversée de la vie n'a été qu'un dialogue constant
et modeste avec la mort.
Elle n'a connu ni enfance, ni jeunesse, ni vieillesse.
Et tous les siens, malgré eux, ont été conviés à la même
étrange fête de dépouillement.
On ne peut qu'éprouver émotion et joie devant la paix qui est sienne à jamais, éprouver la même émotion et la même joie devant l'orage
que Les Hauts de Hurle-Vent ne cesseront de faire gronder dans nos cœurs..
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