En conclusion d'un article sur Don Juan de Molière un critique du XIXe siècle écrit: c'est une oeuvre de polémique dans laquelle je me refuse à trouver une profession d'athéisme... mais le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle n'est pas chrétienne. Analysze ce jugement ?
Extrait du document
«
INTRODUCTION
Parmi les pièces de Molière, Dom Juan est la plus audacieuse.
Il ne se contente pas en effet d'y mener, plus vigoureusement que jamais, la lutte contre le
parti des dévots qui vient de faire suspendre les représentations de Tartuffe, il met sur la scène un grand seigneur libertin qui fait hautement profession
d'athéisme.
Et l'on n'a pas manqué de se demander s'il ne fallait pas en l'occurrence voir dans ce personnage le porte-parole des opinions de Molière.
De
toute manière, la conception de la vie qui se dégage de Dom Juan comme du reste de son œuvre ne paraît guère s'inspirer des principes sur lesquels se
fonde la morale chrétienne.
I.
UNE ŒUVRE DE POLÉMIQUE
Assurément Dom Juan est une œuvre de polémique.
Cette pièce a été écrite à un moment où s'exaspérait la querelle qui opposait depuis des années Molière
au parti des dévots intransigeants réunis sous la bannière de la puissante Compagnie du Saint Sacrement.
Déjà leur hostilité s'était manifestée à propos
des Précieuses ridicules.
Elle avait grandi à l'occasion de l'École des Maris où Molière avait fait d'un personnage grotesque, Sganarelle, le porte-parole des
principes étroits professés par ses .adversaires sur l'éducation des filles.
Puis l'École des Femmes avait encore envenimé la querelle, car Molière s'était
permis d'y parodier avec irrévérence, dans les « Maximes du Mariage » qu'il faisait réciter à la jeune et innocente Agnès, des stances où Desmarets de StSorlin avait traduit un texte de saint Grégoire de Nazianze adressé à une jeune mariée.
Enfin Tartuffe avait mis le feu aux poudres : la reine mère et
l'archevêque de Paris avaient obtenu de Louis XIV l'interdiction de la pièce et la Gazette du 17 mai 1664 louait le roi d'avoir « jugé la pièce de théâtre
intitulée l'Hypocrite...
absolument injurieuse à la religion et capable de produire de très dangereux effets ».
Dans son Dom Juan, Molière continuait la lutte avec plus de vigueur
encore.
La célèbre tirade sur l'hypocrisie au cinquième acte prend tout son sens et toute sa portée quand on s'avise que Molière s'y adresse directement au
public par la bouche de son personnage.
A deux reprises il souligne le caractère d'actualité de sa diatribe, rappelle qu'il s'agit d'« un vice à la mode » et
quand il déclare que ce « vice privilégié...
ferme la bouche à tout le monde », nul ne peut douter qu'il fait une allusion transparente aux mesures d'interdiction
prises contre Tartuffe.
Il ne craint même pas de brosser un portrait caricatural de ces faux dévots, en peignant sur le vif leurs propos, leurs gestes et leurs
attitudes, en évoquant leur manière de rouler des yeux, de pousser quelque « soupir mortifié » ou de baisser la tête.
Quelques pointes meurtrières
complètent çà et là le tableau.
Dans la dernière rencontre de Don Juan et de Don Carlos, Molière se plaît à railler un procédé cher aux casuistes auquel
Pascal de son côté fait allusion dans la septième Provinciale : celui de la direction d'intention.
Don Juan, provoqué par Don Carlos, ne manque pas de lui
faire connaître où il pourra le rencontrer, mais il déclare qu'il n'a nulle intention de se battre en duel, puisque « le ciel lui en défend la pensée ».
Il ne se
sentira donc pas coupable si le frère d'Elvire le retrouve en ce lieu qu'il a lui-même choisi et engage avec lui le combat.
C'est ainsi, comme le rapporte
ironiquement Pascal, qu'on, permet les actions en purifiant les intentions.
Don Juan reste donc fidèle à son personnage d'hypocrite.
Molière complète avec
lui, comme le souligne Rigal, la galerie des dévots.
Dans son Tartuffe il en avait dépeint deux espèces : les imbéciles et les bas coquins.
Ici il met en scène
une troisième catégorie : les grands débauchés qui couvrent leur conduite dévergondée du masque de la piété.
II QUI NE FAIT PAS PROFESSION D'ATHÉISME
Est-ce à dire que ces attaques contre les faux dévots n'atteignent pas, par contrecoup, la dévotion elle-même ? Et ne pourrait-on même être enclins à
croire que Molière laisse entrevoir ses sympathies pour l'athéisme professé par Don Juan ? Il est certain que Sganarelle, défenseur de la religion, fait dans
ce rôle assez piètre figure : il confond religion et superstition, s'indigne que son maître « ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou » et confesse devant ce
dernier qu'il se ferait pendre plutôt que de nier l'existence du moine bourru, ce fantôme créé par l'imagination populaire qu'on représentait courant la nuit par
les rues pour mal70 MOLIÈRE
traiter les passants.
Mais on a prétendu que Sganarelle défendait l'existence de Dieu par des arguments grotesques, plus dangereux dans leur effet qu'une
démonstration directe de l'athéisme.
A cela on peut répondre que si le personnage est grotesque, ses arguments ne le sont pas.
Il raisonne en valet
inintelligent et superstitieux mais les idées qu'il exprime ne sont, par elles-mêmes, nullement ridicules.
Il oppose à son maître l'argument des causes
finales que Descartes n'admettait pas, mais que Gassendi avait repris.
S'il avait voulu ridiculiser la foi des chrétiens, Molière eût agi autrement.
Il aurait
choisi chez quelque prédicateur maladroit ou dans quelque livre de dévotion un peu niais, la démonstration de l'existence de Dieu qu'il aurait voulu, par la
bouche de son valet, livrer aux risées du parterre.
Quant à Don Juan, il n'appuie sur aucun raisonnement son attitude négatrice et se contente d'affirmer qu'il
croit seulement que « deux et deux sont quatre...
et que quatre et quatre sont huit ».
Il faut noter aussi qu'à deux reprises Molière l'humilie devant des
croyants qui sont respectables et sympathiques : Elvire, cette femme abandonnée qui vient trouver son séducteur pour le supplier de se convertir pendant
qu'il en est encore temps, et le Pauvre que l'offre d'un louis d'or ne peut décider à blasphémer.
III.
MAIS QUI N'EST PAS CHRÉTIENNE
Si l'on admet donc que Molière n'a pas attaqué les dogmes du christianisme, comment peut-on alors affirmer qu'il n'est pas chrétien ? C'est que sa morale,
telle qu'elle se dégage de ses pièces en général et de Dom Juan en particulier, est en désaccord profond avec la morale chrétienne.
Sans doute semble-t-il
la rejoindre sur bien des points.
Il condamne la vanité, l'avarice, l'hypocrisie, la méchanceté, la débauche.
Il a mis aussi en lumière dans Dom Juan cette
vérité qu'on ne fait pas à l'immoralité sa part et que l'homme qui se laisse tomber complètement dans un vice ne peut manquer de tomber ensuite dans tous
les autres.
Mais le fondement de sa morale est à l'opposé de celui sur lequel s'appuie la morale chrétienne.
Après Rabelais et Montaigne, avant Voltaire et
les encyclopédistes, Molière a été l'interprète d'une philosophie selon laquelle il faut « vivre conformément à la nature ».
Dans son œuvre les personnages
sympathiques et sensés sont ceux qui observent ce précepte tandis que les personnages ridicules sont toujours ceux qui s'y opposent.
Et si l'on objecte
que Don Juan, personnage antipathique à tant d'égards, va dans le sens de ses instincts, il faut s'aviser que pour Molière suivre la nature ce n'est pas
s'abandonner sans contrôle à tous ses penchants : il enseigne qu'il faut tempérer la nature par la raison, garder le sens de la mesure.
Il professe une morale
du juste milieu, voit dans la modération la source du bonheur, et ne vise pas d'ailleurs d'autre but que le bonheur en ce monde.
Or la morale chrétienne est
fondée sur un principe exactement opposé : appuyée sur le dogme du péché originel, elle part de cette idée que la nature humaine, profondément corrompue,
doit perpétuellement lutter contre les concupiscences qui la dévorent et que l'homme ne saurait trouver ici-bas le vrai bonheur.
CONCLUSION
Ainsi s'explique plus clairement l'âpreté des attaques dont Molière fut l'objet.
Sans doute faut-il voir d'abord dans cet acharnement une des manifestations
de l'attitude hostile que l'Église observa tout au long du siècle à l'égard du théâtre.
Mais le parti des dévots avait des raisons plus précises de se défier de
l'auteur de Dom Juan.
Si sa pièce n'est pas un plaidoyer en faveur de l'athéisme, il y enseigne, une fois de plus, les principes d'une morale dont le fondement
est en désaccord profond avec celui de la morale chrétienne.
Il y condamne au moins indirectement tout ce qu'elle prétend imposer d'entraves au
développement ou à l'expansion de nos aspirations naturelles.
A cet égard, comme l'a dit Brunetière, «il annonce l'esprit du XVIIIe siècle ou même, déjà, il
le prépare »..
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