Ernst Jünger
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Ernst Jünger
Depuis la mort de Hermann Hesse et de Thomas Mann, Ernst Jünger tient la première place dans les lettres allemandes, mais une place si
singulière, si gênante pour ses cadets qu'ils préfèrent tenir pour inexistant celui dont la grandeur les offusque et qu'ils accusent de vivre
en dehors de son temps.
Il est vrai que cet ancien disciple de Nietzsche, après avoir chanté dans Orages d'acier (1920) la guerre notre
mère et l'idéal viril du guerrier, prône dans sa Visite à Godenholm (1952) une conception morale inspirée de la philosophie orientale, en
particulier de Lao-Tseu.
Par la qualité de son intelligence, la hauteur de ses vues, la richesse, la profondeur et l'étendue de sa culture, par l'aristocratie de sa
pensée comme par son style élégant et son langage précis, Ernst Jünger défend une position originale qui repousse également
l'humanisme rationaliste et bourgeois si cher à Goethe et à Mann, les forces obscures de l'esprit romantique, le culte de la violence et la
mystique de l'instinct.
Il n'attache pas d'importance à l'expression "actuelle" de l'histoire fondée sur le journalisme, le cinéma, la publicité,
la technique et les armes nucléaires.
Ce qui compte pour lui, ce n'est pas l'actualité, mais le mythe, "réalité intemporelle qui se répète
dans l'histoire".
Né à Heidelberg, Ernst Jünger subit d'abord une discipline militaire qui exalta en lui le sens du devoir et de l'héroïsme.
Elle n'étouffa
pourtant pas les tendances profondes de sa nature, l'attrait du mystère et du sacré, la sensibilité, l'imagination.
A seize ans, il répond à
un appel venu de ses songes : il s'enrôle dans la légion étrangère.
Et cela nous vaut Feux africains (1936).
Cette légion dont il s'était
formé une image fantasmagorique, il veut bientôt la fuir, il la fuit en effet.
On le rattrape, il connaît la solitude de la prison.
Son père le
fait libérer et comme il a triché sur son âge pour se faire engager, on n'a point de peine à le rapatrier.
Deux ans plus tard la guerre éclate : il éprouve ses sortilèges et ses horreurs, subit ses orages d'acier et les subit dans son corps, car sept
fois il est blessé.
La plus haute décoration du courage allemand, "Pour le Mérite", lui est décernée Une fois l'armistice venu, il s'adonne à
la littérature et le succès d'Orages d'acier lui promet une brillante carrière.
Il l'obtient et l'histoire de sa vie se confond avec la liste de ses
oeuvres.
Passionné de tout, et en particulier des sciences d'observation, la zoologie et la botanique, il s'intéresse aussi aux sciences
humaines, à la sociologie et l'étude politique.
Ce qui l'amène à écrire l'Ouvrier (1932), fait surprenant de la part d'un individualiste aussi
résolu, mais non à s'enrôler dans un parti en dépit des pressions qu'on exerce et qui seront encore plus fortes après l'accession de Hitler
au pouvoir.
Il s'est exprimé là-dessus dans l'un de ses plus beaux livres, le Coeur aventureux (1929) : "On ne peut pas, aujourd'hui,
travailler pour l'Allemagne en groupe.
On doit le faire seul, comme un homme qui s'ouvre de son couteau une brèche dans la forêt vierge,
en espérant qu'ailleurs d'autres font de même." Il l'a redit depuis dans le Traité du rebelle ou le Recours aux forêts (1951) : "Il faut
combattre sans cesse, mais seul, lucide, avec une sorte de désespoir hautain." C'est pourquoi il ne s'exile pas comme Thomas Mann,
c'est pourquoi il entre dans "l'émigration intérieure", attitude qui flatte aussi bien son goût pour la retraite, pour l'échec apparent, que son
sens du secret.
Ce que sera pour lui la campagne de France, nous le savons par Jardins et routes (1942) et plus tard, par son Journal, nous apprenons
comment il a passé trois années à Paris, à l'hôtel Majestic, de février 1941 au mois d'août 1944, séjour interrompu seulement par une
mission au Caucase.
Il participe au complot des officiers et fait circuler la Paix (1943).
La conspiration échoue.
Comment survit-il ? Mis en
disponibilité, il se retire dans sa propriété de Kirchhorst.
C'est là qu'il vit encore maintenant dans une retraite studieuse, volontaire,
consacrée à la méditation, à la littérature, au rêve.
"La grandeur humaine, note Jünger dans le Rebelle, triomphe lorsqu'elle repousse
l'assaut de l'abjection dans le coeur de chaque homme.
C'est là que se trouve la vraie substance de l'histoire dans la rencontre de
l'homme avec lui-même, c'est-à-dire avec sa puissance divine." Cette rencontre avec soi-même qui peut passer pour un échec aux yeux
du monde, mais qui est une victoire eu égard à la conscience et à la vie intérieure, c'est notre seul espoir de salut.
Telle est la morale qu'on peut tirer de ses deux oeuvres majeures, Sur les Falaises de marbre (1939) et Héliopolis (1949), constructions
symboliques et mythiques par lesquelles Ernst Jünger affirme la confiance qu'il a dans l'homme par le moyen de la culture ("les grandes
civilisations sont comme des oasis dans le monde de la destruction") et grâce aux enseignements réunis du christianisme et de
l'hermétisme.
Sur les Falaises de marbre est un livre contre la tyrannie, contre l'injustice et la violence : comme il a paru dans les années où Hitler
croyait vaincre l'Europe et soumettre l'univers, Jünger ne pouvait s'exprimer que par l'allégorie.
Il montre comment on peut surmonter les
épreuves, déjouer les forces conjuguées du mal et s'acheminer vers la perfection.
"Notre vie, dit-il dans son Journal le 18 novembre 1944,
est comme un miroir à la surface duquel, si nébuleuses et brouillées qu'elles soient, se dessinent des choses de la plus haute
signification.
Un jour, nous pénétrons dans ce qui se reflète là, et nous atteignons alors la perfection.
Le degré de perfection que nous
pouvons supporter est esquissé déjà dans notre vie."
Héliopolis, vue d'une ville disparue continue la tradition des humanistes de la Renaissance, celle de Campanella en particulier et de sa
Civitas solis, sa "Cité du soleil".
Mais alors que ce dernier traite, à l'instar de Platon, de la meilleure constitution politique et sociale,
Jünger a conçu un dessein plus vaste et plus ambitieux : il s'agit pour lui de placer l'homme, non seulement dans la société et dans l'État,
mais dans le monde, en face de lui-même et de Dieu.
Il s'agit de sauver son essence, son âme, de le sauver tout entier.
Voilà pourquoi
les fervents de Jünger tiennent cette oeuvre pour une sorte de bible dont l'action se déroule sur plusieurs plans à la fois et propose
plusieurs significations.
Le héros de Héliopolis choisit la retraite et l'exil.
Il sait que nous ne saurions trouver la puissance et l'amour dans le même coeur, ni
marier le pouvoir absolu et le bien et que nous ne pouvons posséder d'une possession pure et entière que ce que nous avons perdu.
Aussi se démet-il volontairement des charges qu'on lui avait confiées et se retire-t-il au-delà même des Hespérides.
Les Abeilles de verre (1957) reprennent les mêmes idées, mais sur le mode ironique, bien que la situation ait empiré et que l'humanisme
subisse une crise aiguë.
Il s'agit de savoir aujourd'hui à qui, des hommes ou des automates, doit échoir la domination du monde.
Comment sauver sa liberté intérieure dans cet univers devenu concentrationnaire, dominé par la technique, dans une société régie par un
État-Moloch ?
Jünger, comme le héros de Héliopolis, préfère une manière d'exil dans l'Allemagne de ce siècle pour sauvegarder ce qu'il considère
comme le souverain bien : l'excellence humaine par le moyen de la souffrance et de la contemplation..
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