Fénelon: Les aventures de Télémaque (Sixième Livre)
Extrait du document
……
Télémaque ne répondait à ce discours que par des soupirs. Quelquefois il aurait souhaité que Mentor l'eût arraché malgré lui de l'île ; quelquefois il lui tardait que Mentor fût parti, pour n'avoir plus devant ses yeux cet ami sévère qui lui reprochait sa faiblesse. Toutes ces pensées contraires agitaient tour à tour son cœur, et aucune n'y était constante ; son cœur était comme la mer, qui est le jouet de tous les vents contraires. Il demeurait souvent étendu et immobile sur le rivage de la mer, souvent dans le fond de quelque bois sombre, versant des larmes amères et poussant des cris semblables aux rugissements d'un lion. Il était devenu maigre ; ses yeux creux étaient pleins d'un feu dévorant ; à le voir pâle, abattu et défiguré, on aurait cru que ce n'était point Télémaque. Sa beauté, son enjouement, sa noble fierté s'enfuyaient loin de lui. Il périssait, tel qu'une fleur, qui, étant épanouie le matin, répandait ses doux parfums dans la campagne et se flétrit peu à peu vers le soir : ses vives couleurs s'effacent ; elle se languit, elle se dessèche et sa belle tête se penche, ne pouvant plus se soutenir; ainsi le fils d'Ulysse était aux portes de la mort.
Mentor, voyant que Télémaque ne pouvait résister à la violence de sa passion, conçut un dessein plein d'adresse pour le délivrer d'un si grand danger. Il avait remarqué que Calypso aimait éperdument Télémaque et que Télémaque n'aimait pas moins la jeune nymphe Eucharis : car le cruel Amour, pour tourmenter les mortels, fait qu'on n'aime guère la personne dont on est aimé. Mentor résolut d'exciter la jalousie de Calypso.
Eucharis devait emmener Télémaque dans une chasse. Mentor dit à Calypso : - J'ai remarqué dans Télémaque une passion pour la chasse, que je n'avais jamais vue en lui ; ce plaisir commence à le dégoûter de tout autre ; il n'aime plus que les forêts et les montagnes les plus sauvages. Est-ce vous Ô déesse, qui lui inspirez cette grande ardeur ?
Calypso sentit un dépit cruel en écoutant ces paroles, et elle ne put se retenir.
- Ce Télémaque - répondit-elle -, qui a méprisé tous les plaisirs de l'île de Chypre, ne peut résister à la médiocre beauté d'une de mes nymphes. Comment ose-t-il se vanter d'avoir fait tant d'actions merveilleuses, lui dont le cœur s'amollit lâchement par la volupté et qui ne semble né que pour passer une vie obscure au milieu des femmes ?
Mentor, remarquant avec plaisir combien la jalousie troublait le cœur de Calypso, n'en dit pas davantage, de peur de la mettre en défiance de lui ; il lui montrait seulement un visage triste et abattu. La déesse lui découvrait ses peines sur toutes les choses qu'elle voyait, et elle faisait sans cesse des plaintes nouvelles.
……
Fénelon
Les aventures de Télémaque
(Sixième Livre)
Liens utiles
- Fénelon, Les Aventures de Télémaque, livre V, extrait, (1694-1696).
- LES CARACTERES Livre V « De la société et de la conversation » - ACIS
- Stendhal Le Rouge et le Noir: Lecture linéaire : Texte n°3, Livre II, chapitre XLV : de : « [Fouqué] passait la nuit seul » à la fin du chapitre
- Sujet : Dans le premier livre des Essais, Michel de Montaigne explique, que, pour se former, il faut « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ». En quoi peut-on dire que l’humanisme, à la Renaissance, se caractérise par une ouverture à l’autre, une interrogation sur l’autre ?
- Exposé, présentation du livre: « cannibale » de Didier Daeninckx