François RABELAIS, Pantagruel (1532), chapitre 3.
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François RABELAIS, Pantagruel (1532), chapitre 3.
DU DEUIL QUE MENA GARGANTUA A LA MORT DE SA FEMME BADEBEC
Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplexe? Ce fut Gargantua son père. Car, voyant d'un côté sa femme Badebec morte, et de l'autre son fils Pantagruel né, tant beau et tant grand, ne savait que dire ni que faire, et le doute qui troublait son entendement était à savoir s'il devait pleurer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joie de son fils. D'un côté et d'autre, il avait arguments sophistiques qui le suffoquaient car il les faisait très bien in modo et figura, mais il ne les pouvait souldre, et par ce moyen, demeurait empêtré comme la souris empeigée, ou un milan pris au lacet.
« Pleurerai-je ? disait-il. Oui, car pourquoi ? Ma tant bonne femme est morte, qui était la plus ceci, la plus cela qui fût au monde. Jamais je ne la verrai, jamais je n'en recouvrerai une telle : ce m'est une perte inestimable. O mon Dieu que t'avais-je fait pour ainsi me punir ? Que n'envoyas-tu la mort à moi premier qu'à elle ? car vivre sans elle ne m'est que languir. Ha ! Badebec, ma mignonne, m'amie — mon petit con (toutefois elle en avait bien trois arpents et deux sexterées), ma tendrette, ma braguette, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne te verrai. Ha ! pauvre Pantagruel, tu as perdu ta bonne mère, ta douce nourrice, ta dame très aimée ! Ha, fausse mort, tant tu m'es malivole, tant tu m'es outrageuse, de me tollir celle à laquelle immortalité appartenait de droit ! »
Et, ce disant, pleurait comme une vache; mais tout soudain riait comme un veau, quand Pantagruel lui venait en mémoire.
« Ho, mon petit fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que tu es joli et tant je suis tenu à Dieu de ce qu'il m'a donné un si beau fils, tant joyeux, tant riant tant joli. Ho, ho, ho, ho ! que je suis aise ! Buvons, ho ! laissons toute mélancolie ! Apporte du meilleur, rince les verres, boute la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres, baille-leur ce qu'ils demandent ! Tiens ma robe, que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer les commères. »
Ce disant, ouït la litanie et les Mementos des prêtres qui portaient sa femme en terre, dont laissa son bon propos, et tout soudain fut ravi ailleurs, disant :
« Seigneur Dieu, faut-il que je me contriste encore ? Cela me fâche, je ne suis plus jeune, je deviens vieux, le temps est dangereux, je pourrai prendre quelque fièvre; me voilà affolé. Foi de gentilhomme, il vaut mieux pleurer moins et boire davantage ! Ma femme est morte, et bien, par Dieu ! (da jurandi), je ne la ressusciterai pas par mes pleurs : elle est bien, elle est en paradis pour le moins, si mieux n'est; elle prie Dieu pour nous, elle est bien heureuse, elle ne se soucie plus de nos misères et calamités. Autant nous en pend à l'œil. Dieu garde le demeurant ! Il me faut penser d'en trouver une autre.
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