Friedrich Hölderlin
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Friedrich Hölderlin
Dans les histoires de la littérature allemande écrites au XIXe siècle, le nom de Hölderlin si toutefois il y figure n'apparaît que, tout au plus,
dans quelque note marginale.
C e poète passait alors pour un imitateur de Schiller, un fanatique de la Grèce antique, auteur d e vers
délirants et amorphes, auquel, cependant, quelques accents émouvants avaient échappé, avant qu'il ne sombrât dans la démence.
Abstraction faite de quelques admirateurs isolés, il a fallu attendre notre siècle pour que l'on reconnût en lui l'un des plus importants
poètes lyriques de langue allemande.
Dans les années 60 seulement, on a compris que sa poésie aux notions de la lyrique subjective du
XIXe siècle, mais illustre toute la signification humaine du langage poétique.
On ne pénétrera le sens profond de ces vers qu'en prenant garde à leur manière d'invoquer les dieux et de célébrer les puissances de la
vie.
L'homme y est considéré comme incorporé à une vaste existence collective, à laquelle il participe en se remémorant sans cesse, par
la louange et l'action d e grâces, les phénomènes vitaux qui le déterminent.
Cette poésie est toute invocation et c'est pourquoi elle
renouvelle la signification du panégyrique :
Mon lot est
De glorifier l'Elevé, pour cela
Le Dieu mit en mon sein la langue et la gratitude.
Mais la recherche de la parole qui rend grâces s'assombrit à la pensée que les puissances qui gouvernent l'homme ne se manifestent plus
sous une forme humaine et que l'intimité des dieux, peut-être permise à des âges antérieurs, est désormais perdue.
Seule demeure la
Nature et son ordre immense et élémentaire.
Ne s e fait-elle pas, à mesure q u e la science moderne révèle s e s lois, toujours plus
impénétrable au sentiment humain ? Hölderlin se retournera donc vers la Grèce, où le poète savait raccorder toute destinée humaine aux
desseins des dieux.
Mais il n'en reste pas moins enchaîné à son sort présent, dont il éprouve l'inquiétude et les périls.
Sa poésie tente
l'aventure de représenter toute expérience personnelle, de même que l'existence terrestre de l'homme, tout entière, comme ne prenant
connaissance d'elles-mêmes que par un perpétuel appel aux dieux qui se dérobent.
Ce faisant, sa langue s'élève bien au-dessus de
toute prose narrative ou rhétorique et fait du verbe poétique le symbole d'une résistance ultime d e l'homme, face à l'incalculable
existence.
Depuis que ces vérités ont été comprises, une révision radicale des manuscrits de Hölderlin a été entreprise, pour donner une édition
purgée des nombreuses erreurs de transcription et d'avoir ainsi permis l'intelligence des grands poèmes considérés auparavant comme
des symptômes de la folie débutante.
Dans ses lettres, Rilke fait l'aveu de l'impression puissante et imprévue que ces textes ont produite
sur lui, lorsqu'il en prit connaissance, au début de la Première Guerre mondiale.
Cette révélation tardive a, du même coup, fait comprendre la signification réelle de la vie du poète : par elle son effort et ses mérites
paraissent étroitement associés au développement de sa personnalité, déterminé par les influences décisives de la culture européenne de
son époque et celle du mouvement littéraire et philosophique dont Goethe était le centre.
Toutes ses détresses et ses joies, la mort
prématurée d e son père, s a situation subalterne d e précepteur, son amour sans issue pour Diotima, ses rapports amicaux avec s e s
contemporains, tels que Hegel et Schelling, sa rencontre respectueuse avec Schiller et Fichte, ses rapports avec la cour du landgrave de
Hesse-Hombourg : tout cela prouve bien que nous n'avons pas affaire à un rêveur passant, inconscient, à côté de la vie réelle, mais à un
homme connaissant le prix de chacune de ses expériences.
Lorsqu'il naquit, en 1770, à Lauffen sur le Neckar, la bourgeoisie souabe, à laquelle appartenaient ses parents, était entièrement dominée
par des traditions familiales rigides et une morale protestante sévère, auxquelles s'opposait l'absolutisme territorial du prince Charles
Eugène.
Destiné à la carrière théologique, Hölderlin fréquenta, dès 1785, les écoles monacales protestantes de Denkendorf et Maulbronn.
Mais lorsque, en automne 1788, il commença au couvent de Tübingen ses études de théologie proprement dites, il apparut bientôt qu'il
était incapable d'enserrer son esprit entre les bornes des articles de foi ecclésiastiques et que l'étude de la philosophie grecque, d'Homère
et de Platon, de Pindare et de Sophocle, lui était aussi nécessaire que l'assimilation des grandes créations intellectuelles de son temps.
Klopstock et Schiller servirent d e m o d è l e à s e s premiers essais poétiques ; Rousseau et Kant orientèrent s a pensée ; la querelle qui
sévissait alors autour de Spinoza le contraignit à confronter à son tour la légitimité de la foi en la révélation avec celle en l'intelligence
panthéiste du monde.
Il se vit ainsi de plus en plus entraîné dans les grands débats spirituels.
Partagé entre la poésie et la philosophie, il
était naturel qu'il essayât, ses études achevées en 1793, de se rendre à l'Université d'Iéna, où enseignait Fichte et qui était alors le foyer
de la philosophie idéaliste.
A vrai dire, cette nouvelle période d'études devait seulement le précipiter, au cours des années suivantes, en
des crises de plus en plus graves ; une vie errante allait même le mener, pour quelques mois, comme précepteur jusqu'à Bordeaux, sans
qu'il ne parvînt, cependant, à assurer l'équilibre de sa vie matérielle.
Mais il ne faut voir dans tout cela que son inflexible détermination
d'harmoniser ses expériences spirituelles, jusqu'au jour où la maladie mentale, qui n'avait cessé de s'aggraver depuis 1803, le condamne
enfin au silence.
On ne saurait, en quelques mots, caractériser l'oeuvre poétique de Hölderlin.
Seules, une lecture patiente et une interprétation minutieuse
peuvent faire saisir de quelle manière un homme acculé aux limites de l'être y retrouve, par sa foi dans la nature, la possibilité d'une
nouvelle pitié, nourrie de l'expérience de la souffrance et des déchirements de la séparation.
Le premier groupe de poèmes, encore écrit à
Tübingen et communément appelé Hymnes aux idéaux de l'humanité, célèbre simplement une vie supérieure d'amour, d'amitié, de vérité
et de beauté ; la langue, malgré son intensité d'expression, y sacrifie encore trop à une rhétorique abstraite pour permettre une forme
lyrique nettement définie.
Elle gagnera en fermeté dans la première ébauche du roman Hypérion en mettant l'accent sur les liens qui
rattachent l'homme aux puissances élémentaires de la nature.
Il serait aisé de montrer comment, dans les essais suivants, Hölderlin
s'éloigne de plus en plus d'une conception purement matérielle et objective de la nature et comment il puise dans les poètes grecs, et
notamment dans le monologue où l'Ajax de Sophocle évoque l'île natale, le courage de la déclamation exaltée.
Aussi sa langue, dans la
version définitive du roman, aura-t-elle acquis une solennité et une plénitude nouvelles.
De m ê m e les diverses rédactions du drame
d'Empédocle mettront constamment à l'épreuve la puissance et l'impuissance de la parole, qui, par l'invocation, s'assure de la présence
des dieux, tout en menaçant de les abolir.
Ainsi, roman et drame préparent le terrain sur lequel le poème lyrique pourra s'épanouir, selon les lois de sa liberté propre.
Dans les
grandes compositions telles que la Plainte de Ménon sur la perte de Diotima, L'Archipel, l'hymne au Rhin, les strophes sur Pathmos, le
langage devient unique et incomparable : son libre mouvement permet au poète d'exorciser, par la parole rythmée et mélodique, la
souffrance de l'homme.
Plus Hölderlin tout controversé qu'il est nous est apparu comme un sage qui, loin de s'obstiner à résoudre les insolubles problèmes de
l'existence humaine, les surmonte par le pouvoir de la poésie, plus sa présence nous est devenue sensible et plus son oeuvre atteste à
nos yeux l'unité poésie-pensée-foi si typique pour ce temps et dont elle nous apporte un nouvel et émouvant témoignage..
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