Heinrich Böll
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Heinrich Böll
Après chaque guerre, des bouleversements profonds surviennent dans la littérature des pays qu'elle a atteints ; après 1918 l'Allemagne
s'était abandonnée au délire du théâtre et de la poésie expressionnistes, comme si elle voulait transcender la défaite qu'elle avait subie
et en extraire un bouleversant symbole.
Le roman allemand d'après 1945 traduit exactement l'ébranlement d'un peuple durement
frappé dans sa vie économique et dans ses concepts moraux et cherchant un équilibre capable d'organiser les structures nouvelles
d'une société en formation.
Les livres de Heinrich Böll représentent avec force et netteté cette génération de jeunes écrivains qui se sont trouvés en présence de
graves problèmes, intellectuels et matériels.
Böll n'a pas écrit de romans de guerre proprement dits : il n'a décrit ni les combats ni
l'occupation, mais il nous a fait vivre, de l'intérieur, le tragique désarroi d'une nation inexorablement frappée dans ses raisons de vivre
et dans les conditions mêmes de sa vie.
Les problèmes individuels se fondent dans les grands problèmes collectifs, chaque homme
n'étant qu'une parcelle de cet immense organisme souffrant.
De tous les jeunes romanciers, Heinrich Böll est celui qui représente le plus exactement l'Allemagne d'après la Seconde Guerre
mondiale et son dur ajustement à de nouvelles manières de vivre et de penser.
Les crises qui ont ébranlé les fondations mêmes de son
idéologie se reflètent dans ses livres avec cette large et noble objectivité de l'homme qui se place en dehors et au-dessus des partis et
considère toutes choses d'un point de vue généreusement humain.
Le plus émouvant de ses livres, à cet égard, est celui qui a été
traduit en français sous le titre les Deux sacrements (Billard um halb zehn).
En opposant le sacrement du buffle et le sacrement de
l'agneau, il montre l'Allemagne déchirée entre le dogme de la violence aveugle et brutale et le sentiment chrétien ; ces deux "
sacrements " se disputent les consciences écartelées entre des appels qui se contredisent et s'annulent, et ce ne sont pas seulement les
générations impliquées dans ce tragique débat qui sont en cause, mais davantage encore deux conceptions de la vie, l'une reposant sur
le matérialisme obtus, l'autre sur une spiritualité lucide et inspirée.
Ainsi Böll décrit-il dans ce livre trois générations d'architectes dont
la première construit une abbaye, la deuxième la détruit pour des raisons stratégiques, et la troisième la rebâtit.
Il y a là un symbole
très beau et très explicite qui donne, en quelque sorte, la clef de l'œuvre de ce romancier et indique sous quel angle ses livres doivent
être lus.
Le problème spirituel ne peut être dissocié du problème social, pas plus dans ces livres que dans la réalité de la vie elle-même ;
étroitement associés l'un à l'autre, imbriqués l'un dans l'autre, ils acquièrent, du fait même de leur réunion, leur véritable signification
et leur pleine efficacité.
Tout homme, en effet, qu'il soit architecte ou non, édifie une abbaye à l'intérieur de lui-même, ou la démolit, et
les prétextes qu'il allègue pour la démolir sont encore, souvent, un hommage involontaire rendu par la violence au sentiment du sacré.
L'effort qu'a fait l'Allemagne d'après 1945 pour exercer son autocritique et s'expliquer et se justifier auprès d'elle-même d'avoir accepté
le triomphe de la violence, représente une seconde naissance.
Après le sacrement du buffle, qui avait corrompu les cœurs et les
esprits, le sacrement de l'agneau a éclairé les âmes inquiètes.
C'est le drame de tous les personnages de les Enfants des morts (Haus ohne Hüter), de Rentrez chez vous, Bögner...
(Und sagte kein
einziges wort) et du Pain des jeunes années (Das Brot der frùhen Jahre) que cette nécessité de franchir une convalescence de la
conscience, et de trouver place dans une société nouvelle.
Celle-ci apparaît presque totalement étrangère à l'homme qui a fait la
guerre, et ce sera pour lui un pénible ajustement de chaque instant que de développer en lui l'être nouveau, qui, sans heurt et sans
discordance, pourra s'y insérer et s'harmoniser avec elle.
Ce que le pays et chacun des individus qui composent cette collectivité ont dû
transformer pour s'adapter aux conditions de ce monde né de la guerre, les romans de Böll nous le montrent avec cette puissance
d'observation et cet accent de vérité qui donnent à ses livres une si grande valeur de document humain.
Documents humains d'une
tragique évidence, aussi, que les courts récits où l'on remarque cette pointe d'amère ironie qui n'est jamais tout à fait absente de
l'esprit d'un écrivain qui, parfois, s'en est servi pour amortir un choc trop douloureux.
Les nouvelles réunies dans les volumes intitulés
la Mort de Lohengrin et Des hôtes déconcertants nous font connaître un autre aspect du talent de Heinrich Böll tantôt la satire subtile ou
féroce qui se développe dans Doktor Murkes gesammeltes Schweigen, tantôt la souriante malice qui perce dans son journal de voyage
en Irlande (Irisches Tagebuch).
Il aime l'Irlande parce qu'il découvre en elle quelque chose qui ressemble beaucoup à sa propre
exigence spirituelle et cet impératif d'une totale lucidité qui n'exclut pas le sentiment poétique, loin de là, et, bien au contraire, lui donne
son libre jeu et sa plus haute valeur.
La portée majeure des romans de cet écrivain qui, dans la plupart des cas, a vécu ou éprouvé ce qu'il raconte, vient de ce que le réel a
toujours pour lui un double sens.
Comme si les faits, les événements, les objets, les hommes avaient une face claire, évidente et
perceptible à tous, et une face obscure.
Clarté et obscurité ne sont pas, ici, antagonistes : elles existent en fonction l'une de l'autre,
elles s'expliquent réciproquement.
Heinrich Böll est un romancier réaliste en ce sens que ce qu'il raconte est vrai, objectivement,
humainement vrai, et, en ce sens, son œuvre, toute d'imagination qu'elle est, devra toujours être interrogée par quiconque écrira sur
l'Allemagne d'après la Seconde Guerre mondiale.
Cette réalité n'est ni brute, ni transposée, mais exposée dans son intégralité, et c'est
alors seulement que l'on constate combien ce que l'on appelle " le réel " peut être complexe et chargé d'acceptions variées.
La réalité,
pour les personnages de Böll, c'est l'obligation de se plier à la tâche matérielle utile et au gagne-pain sans, pour autant, oublier d'être
le témoin clairvoyant et impartial des événements de son temps.
Chacun de ses livres est un témoignage, au sens le plus fort du mot.
Pour cette raison même, ils possèdent une vertu d'émotion et de
conviction que l'on chercherait vainement dans des ouvrages plus étroitement engagés.
Si le problème de l'engagement littéraire se
pose à propos de l'auteur de Où étais-tu, Adam ?, il est aussitôt résolu dans le sens d'une haute adhésion à une activité généreusement
illuminée par l'esprit.
Il s'agit, pour l'individu, d'être fidèle à lui-même et, surtout, à ce qu'il y a en lui de plus profondément humain.
Cela n'exclut ni ne résout le problème du divin que les personnages de Böll rencontrent plusieurs fois aux carrefours de leur existence.
De même que l'homme n'est jamais dissocié de la société, le divin n'est jamais tout à fait absent de l'humain.
Même s'il se manifeste
sous la sensation douloureuse d'un manque ou d'un refus, la souffrance qui est, obscurément ou non, la conséquence du manque ou du
refus, atteste sa présence.
Chaque fois que les personnages de Böll frôlent le désespoir, une lumière s'éveille en eux, qui est le
pressentiment d'un plus haut devenir que celui dessiné, proche ou lointain, sur les routes banales où s'enfonce l'ornière des pas
innombrables.
Il s'agit pour ces " morts " d'accéder à une vie nouvelle, c'est-à-dire de découvrir un ordre vital au milieu de la confusion
des mœurs et du désarroi des esprits, et c'est cette inquiétude qui ajoute aux romans de Böll cette émouvante résonance..
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