Heinrich von Kleist
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Heinrich von Kleist
Contemporain, ou presque, de Brentano, de Jean-Paul, de Novalis, de Schlegel, Kleist représente, avec Grillparzer, le théâtre romantique
allemand dans tout son éclat, dans toute son exubérance.
Cependant, son oeuvre est née si loin de tous les programmes du romantisme
et les dépasse si singulièrement, que l'on hésite à la rattacher à un quelconque courant littéraire.
Hanté, dès sa jeunesse, par le suicide,
Kleist a voué son existence à la quête âpre et angoissée d'une vérité personnelle.
La rigueur avec laquelle il pose les problèmes de l'être
et du paraître, a induit certains critiques à voir en lui un "précurseur de l'école phénoménologique" ou à parler de "poésie de l'existence".
Originaire d'une famille de soldats, Kleist fut destiné à l'état militaire.
Mais dès 1799, il rompit avec la tradition et quitta l'uniforme pour se
consacrer à l'étude de la philosophie et des mathématiques.
C'est en 1801 que se situe la rencontre fatale avec les théories de Kant (ou,
peut-être, de Fichte) : "Nous ne pouvons décider si ce que nous appelons vérité est réellement la vérité ou nous semble tel.
Dans ce
dernier cas, la vérité que nous assemblons ici-bas n'existera plus après notre mort, et toute tentation d'acquérir une possession qui nous
suivra dans la tombe est vaine...
Mon unique but, le plus noble, a disparu."
Kleist tire les conséquences : il fait définitivement ses adieux et à la science et à sa classe sociale.
Il se réfugie à Paris.
Or, saisi d'un
enthousiasme à la Rousseau, il tourne vite le dos aux complications du monde civilisé.
Il gagne la Suisse, s'installe sur une petite île près
de Thoune, afin de cultiver les champs.
En réalité, il poursuit simultanément l'élaboration de la Famille Schroffenstein, de Robert Guiscard,
de La Cruche cassée, sans compter trois ou quatre projets nouveaux.
Ses forces l'abandonnent ; malade et sombrant dans la dépression,
il est ramené en Allemagne par sa demi-soeur.
Cependant, Wieland ne cesse d'encourager le poète.
Le premier, il a reconnu les qualités de la Famille Schroffenstein, tragédie de famille
sombre et exaltée, Roméo et Juliette en costume espagnol, confession du poète perdant sa confiance dans le monde visible.
Wieland
redit son enthousiasme devant le plan de Robert Guiscard ; mais à l'occasion d'un nouveau voyage à Paris, Kleist, dans un accès de
désespoir, détruit le manuscrit à peine achevé.
Nouvelle fuite : à Boulogne-sur-Mer, Kleist veut se rallier à Bonaparte pour "mourir de la
belle mort des batailles".
Nouvelle dépression.
Il espère se guérir à Mayence, puis à Coblence, enfin à Wiesbaden.
En juin 1804, il est de
retour à Berlin.
Renonçant à toute ambition littéraire, il accepte un modeste emploi dans l'administration, emploi qui lui est accordé grâce
à la protection de sa famille.
Entre-temps, Napoléon s'était érigé en maître de l'Europe.
Kleist s'indigne qu'un émigré n'ait pas encore assassiné "cet aventurier
couronné par la fortune".
Iéna le met au désespoir.
Dans la solitude la maladie nerveuse l'avait de nouveau obligé à quitter son poste et
profondément atteint par la déchéance de son pays, il reprend son travail d'écrivain.
Qu'est-ce que la justice, la liberté, le bonheur dans
l'amour ? De ces questions naissent La Marquise d'O***, Michael Kolhaas, La Cruche cassée, Penthésilée, le Tremblement de terre au
Chili.
Ces oeuvres, si différentes en apparence, tournent autour du même problème, que les héros soient en quête d'un absolu, qu'ils se
croient trompés, qu'ils désespèrent ; que le style soit celui du désabusement amer, de l'extase, d'un humour tour à tour tendre et cruel.
Après la bataille d'Eylau, Kleist est arrêté comme espion et transféré au fort de Joux près de Besançon, plus tard à Châlons-sur-Marne.
Prisonnier, il travaille inlassablement à Penthésilée.
Rompant avec la tradition du théâtre classique Shakespeare n'est pas étranger à
l'entreprise Kleist abandonne jusqu'à la division en actes pour ne respecter que les lois internes de cette symphonie dramatique.
Dans une
sorte d'extase, il crée une langue qui se fait de plus en plus corrosive et dont se souviendront les expressionnistes.
Julien Gracq a bien vu
"la troublante actualité de la pièce (...) : le duel inexpiable du couple (...) la déchirante, la géniale ambivalence de ce champ de bataille
qui pouvait être tout aussi bien un lit bouleversé cette suerte de muerte impitoyable où un homme et une femme, toutes pudeurs abolies,
toutes contraintes larguées, décidés à signifier exemplairement, jusqu'aux extrêmes conséquences, la redoutable ambiguïté des pulsions
qui les traversent, s'étreignent corps à corps, se mesurent, s'atteignent, de la dent et du couteau, des lèvres et des ongles, jusqu'à la
mise en pièces incluse, dans une fureur d'absolu et d'assouvissement."
De Penthésilée si étrange que cela puisse paraître il faut rapprocher Catherine de Heilbronn "grand spectacle historique de chevalerie"
mais qui, bien qu'il en comporte tous les éléments, n'appartient à rien moins qu'au romantisme populaire.
Les deux héroïnes, écrit Kleist,
"se correspondent comme le + et le - en algèbre ; c'est le même être, présenté sous des rapports opposés".
Or, Catherine annonce déjà
les écrits politiques de Kleist qui, remis en liberté, a gagné Dresde, un des centres de l'opposition libérale.
En vain, il essaie de mettre sa
plume au service de la coalition.
Aucun théâtre ne veut de La Bataille d'Arminius, "pièce, plus que toute autre, calculée pour l'instant
présent", mettant en scène la Germanie dans sa lutte contre Rome, comprenons : l'Allemagne dans sa lutte contre Napoléon.
Après
l'échec du mensuel Phébus, il fonde les Berliner Abendbloetter, journal anti-napoléonien.
Mais c'est avant tout dans son dernier drame, Le
Prince de Hambourg, que se cristallise son idéal de la liberté sous forme d'une apologie féerique de la Prusse.
En automne 1811, le roi de Prusse s'allie à Napoléon contre la Russie.
Kleist abandonne la lutte.
"Il m'est parfaitement impossible, écrit-il
le 10 novembre, de continuer à vivre ; mon âme est si meurtrie, qu'en avançant mon nez par la fenêtre, la lumière du jour qui tombe
dessus me fait mal." Plus d'une fois, il avait cherché une compagne qui accepterait de mourir avec lui ; il la trouva par hasard en la
personne de Henriette Vogel.
En toute lucidité, Kleist préparait son suicide.
Le jour de sa mort, le 21 novembre 1811, il adressa un dernier
billet à Ulrike : "Tu as fait pour moi, je ne dirai pas ce qui est dans le pouvoir d'une soeur, mais dans celui d'un être humain, afin de me
sauver.
La vérité est que, sur cette terre, on ne pouvait rien pour moi."
"Chassés du Paradis, nous devons faire le tour du monde afin de chercher un moyen d'y rentrer", écrit Kleist, dans son essai sur le
Théâtre des marionnettes où il déplore que l'homme ait perdu sa naïveté première, sa grâce.
Pour les retrouver ce serait "le dernier
chapitre de l'histoire du monde" "il faudrait à nouveau goûter au fruit de l'arbre de la science".
Ainsi, les thèmes majeurs de l'oeuvre de
Kleist justice, liberté, amour apparaissent comme des reflets de ce paradis.
Mais il ne suffisait pas au poète d'imaginer la vérité, il voulut
la contempler en face.
"Jouir, savourer ! Comment jouissons-nous ? Par la raison ou par le coeur ? Or, je ne veux plus enchaîner celui-ci,
ni le torturer ; qu'il meuve librement ses ailes, qu'il vole autour du soleil sans entrave, son vol fût-il dangereux, comme l'est celui d'un
insecte s'approchant d'une lumière.".
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