Henri Frédéric Amiel
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Henri Frédéric Amiel
1821-1880
Un homme dont la vie s'écoula sans aventure et sans gloire, que ses concitoyens considéraient comme un original assez ordinaire et que
les gamins du quartier appelaient "la mouche à miel" ; un professeur monotone qui écrivit nombre de poèmes, de chants et d'articles
modérément loués par ses proches et ses collègues, mais fort ignorés du grand public ; un célibataire qu'entourèrent des affections
féminines platoniques un peu ternes, et qui, à trente-neuf ans, connut une première et seule aventure amoureuse terminée au bout de
trois semaines...
Un homme qui, depuis sa vingt-cinquième année, écrivait un Journal où il notait ses réflexions sur la vie et la condition humaine, ainsi
que les moindres faits de son existence, ses misères physiques, les pirouettes de son chat, ses déceptions, les malaises que lui causait
un laxatif, le plaisir qu'il avait pris à faire des bulles de savon, les conflits locaux auxquels il se trouvait mêlé, mille de ces choses banales
qui ne laissent nulle trace dans le souvenir des autres individus.
Et cet homme, dont on a oublié les poésies, les études, les leçons, connaît depuis soixante-dix ans, dans les deux mondes, un renom qui
ne cesse de grandir, grâce à ce Journal intime.
Pourquoi ? Parce qu'il a osé s'y avouer tout entier ; parce que, selon le mot d'une de ses
admiratrices (qui d'ailleurs le lui reproche), il s'y écoutait vivre.
Amiel était né à Genève, le 27 septembre 1821.
Orphelin très tôt de père et de mère, élevé par un oncle, il visita l'Italie, la France, la
Belgique et l'Allemagne, suivit les cours des universités de Berlin et Heidelberg, enseigna l'esthétique et la littérature à l'Académie de
Genève, dès 1849, puis la philosophie un peu plus tard.
Ses élèves le trouvaient ennuyeux.
On accusait sa méthode professorale d'être
trouble et "vaseuse".
Il lui vouait pourtant les plus grands soins et, pendant trente-deux ans, poursuivit un enseignement où le sentiment
du devoir accompli l'emportait de beaucoup sur la joie de l'accomplir.
Puis il mourut en 1880, d'une maladie de coeur.
C'est alors qu'il commença d'exister dans la pensée d'autrui.
Le premier Journal d'Amiel, publié par Fanny Mercier (1882), modeste institutrice genevoise, était une réduction très brève des seize mille
neuf cents pages de l'original.
Mue par sa touchante affection et son puritanisme, la compilatrice les avait expurgées de tous les passages
qui auraient abaissé l'image de son héros.
Personne ne croyait à un succès possible.
Lorsque, au printemps de 1880, Bernard Bouvier,
alors jeune étudiant, alla porter à Edmond Schérer la grande enveloppe jaune où Fanny Mercier avait réuni les feuillets qu'elle destinait à
l'impression, celui-ci lui dit : "Reprenez ces papiers, jeune homme.
J'ai connu Amiel, et j'ai lu ses ouvrages.
Rien ne lui a réussi.
Laissons
dormir sa mémoire." Par gain de paix, Schérer, pourtant, consentit à garder l'enveloppe, puis, disposant d'une soirée, il se mit à lire.
Et le
lendemain il écrivait en hâte à Fanny Mercier : "Envoyez-moi tout ce que vous pouvez du Journal."
C'est alors qu'il composa la notice qui ouvre la série des grandes études consacrées au Journal intime par Renan, Caro, Bourget, Matthieu
Arnold, Gaston Frommel, Léon Brunschwicg, Léon Bopp, Bernard Bouvier, Albert Thibaudet, Grégorio Maranon, Mauriac, Edmond Jaloux,
Robert de Traz, Gérard Bauer.
Bien d'autres encore.
Les éditions postérieures du Journal, plus étendues (celle de Bernard Bouvier, et celle qui comporte l'épisode de Philine, puis l'édition
complète qu'a entreprise Léon Bopp) ont, en le faisant mieux connaître, multiplié les discussions autour de ce singulier écrivain,
jusqu'alors laissé dans sa grisaille.
On l'a souvent moqué, on l'a qualifié de "malade de l'idéal" (Schérer et lui-même), d'imaginatif pur,
de paranoïaque.
Cela ne suffirait point pour expliquer la tenace impression d'inquiétude dont il pénètre ses lecteurs, les associant
étroitement à son propre sort et leur faisant trouver en lui certains éléments de leur pensée, qu'ils ignoraient ou méconnaissaient.
Car la
valeur quasi unique du Journal vient de ce que le drame d'Amiel est, à des degrés divers, celui de la plupart des individus, et tient à la
condition humaine elle-même : il dénonce et il illustre le dépaysement des humains sur la terre.
Enfant délicat, qui s'isolait pour lire, Amiel vécut, en imagination, une vie à laquelle lui-même ne pouvait atteindre.
I1 passa ses jours, les
yeux fixés sur un idéal dont il n'osait s'approcher, de peur de le voir s'évanouir.
Ardemment et vainement désireux de goûter la joie
d'aimer et de se donner, il se voyait arrêté par la force même de son désir.
"Éternelle disproportion entre la vie rêvée et la vie réelle",
écrit-il ; oui, de même qu'entre l'homme et l'écrivain intime, entre la pensée et la parole écrite, entre les femmes dont les livres
peuplaient sa mémoire et celles qu'il rencontrait dans la rue.
Dans sa timide horreur d'être dupe, Amiel préfère se duper lui-même, se
retirer sous sa tente — où d'ailleurs il étouffe en pensant qu'on pourrait l'y abandonner.
Voilà plus de quatre-vingts ans qu'il a prononcé le
mot de refoulement et analysé le symbolisme des rêves.
Ainsi, passionné de l'indépendance qu'il n'avait pas la force de conquérir, pétri de désirs et redoutant ses instincts, cherchant à se blinder
d'indifférence, lui qui gardait un coeur d'enfant, il se défend des sujets et objets auxquels il pourrait s'attacher, se détache de ceux
auxquels il s'est livré, et s'efforce de s'habituer à vivre en dedans, à inventer ce qu'il aurait pu être s'il avait été : autre.
On ne saurait
pousser la personnalité plus loin, mais le miracle est que, plus Amiel se consacre à lui-même et mieux il semble comprendre la nature et
l'humanité.
Son Journal est l'itinéraire d'une âme perdue dans le monde, qui proteste contre sa faiblesse, ne se résout pas à la nécessité de se
prendre en faute et, dans une invincible nostalgie, cherche son climat, espérant toujours s'y épanouir.
C'est une tentative, poursuivie
pendant trente-cinq ans, de "rétablir l'intégrité de l'esprit et l'équilibre de conscience, c'est-à-dire la santé intérieure".
Ces cent soixante-quatorze cahiers in quarto, qu'il a lui-même réunis dans treize cartonnages à dos de parchemin, ont servi de refuge à
ce professeur célibataire et amplement barbu, livré à la soif de connaître et de se faire connaître, qui sentait son coeur trop étroit pour
toute la tendresse dont il avait besoin.
Et qui surtout voulait se prouver que, sous l'être maladroit qu'il montrait à la ville, un autre existait,
le seul authentique, qui tendait de toute son âme aux certitudes de l'absolu.
Amiel courut, sa vie durant, après ce véritable moi qu'il ne pouvait atteindre.
N'est-ce pas là notre drame à tous ? Et n'est-ce pas dans cette émouvante et fraternelle communion qu'il faut chercher la raison de la
puissance qu'exerce le Journal intime où, par son propre exemple, Amiel a osé montrer ce que, si souvent, nous nous cachons à nousmêmes.
Là, un solitaire a su reconnaître, comprendre et plaindre l'homme de toujours..
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