Henrik Ibsen
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Henrik Ibsen
La lumière impitoyable qu'Ibsen a projetée dans la mauvaise conscience des hommes brille encore d'un éclat que le temps n'a pas
atténué.
Il est le seul auteur de sa génération (la génération d'Octave Feuillet, d'Emile Augier, de Victorien Sardou, d'Edouard Pailleron, de
Dumas fils) qui puisse encore aujourd'hui bouleverser un public non seulement par la justesse et la violence de ses idées mais aussi par
l'originalité de son dialogue.
Cependant les oeuvres d'Ibsen ne rencontrèrent tout d'abord qu'un public hostile, dans son pays où elles
firent scandale et dans le nôtre où elles furent mal comprises.
Il y eut, il est vrai, à la fin du siècle dernier, une méprise sur le caractère
des pièces d'Ibsen, méprise que Lugné-Poe, qui fut, après Antoine, le premier à oser les faire représenter sur une scène française,
reconnut lui-même plus tard : l'époque, du moins pour l'avant-garde, était au théâtre symboliste (on psalmodiait du Maeterlinck à travers
des rideaux de tulle) et l'on vit surtout dans le théâtre d'Ibsen un renfort norvégien de poésie symboliste que ses interprètes s'ingénièrent
à accentuer au détriment du réalisme, élément capital de ses oeuvres.
Mais il n'était pas toujours facile de saisir la pensée d'Ibsen,
nourrie d'une philosophie alors totalement étrangère à la nôtre (celle de Kierkegaard en particulier), pas plus qu'il n'était facile, même
pour ses intimes, de pénétrer son austère visage, ce visage de magistrat dessiné par Daumier dont le vieil auteur norvégien, dans les
dernières années de sa vie, lorsqu'il recevait sa petite cour au café du Grand Hôtel de Kristiania, soignait la célèbre barbe avec une
coquetterie évidente (un petit miroir était fixé au fond de son chapeau haut de forme).
Henrik Ibsen naît en 1828, à Skien, petit port marchand et l'un des centres du piétisme norvégien.
Son père, négociant aisé, est ruiné en
1835.
C'est, pour le petit Henrik, l'apprentissage de la vie difficile.
Sa grande passion est une boîte de couleurs.
Il rêve de devenir peintre.
Mais son père le place, en 1844, comme apprenti chez un pharmacien de Grimstad.
Henrik y voit la possibilité pour lui de devenir
médecin.
Il se plonge dans des études qui n'égayent guère sa solitude.
Grimstad est un très petit bourg.
Il s'ennuie.
Il fait un enfant à la
bonne du pharmacien et reconnaît ce fils qui deviendra forgeron.
Ibsen commence à composer de petits poèmes satiriques et se
passionne pour l'événement qui agite l'Europe : la révolution de 1848.
Les idées d'Ibsen sont alors d'extrême-gauche : il est républicain.
Il écrit sa première pièce, Catilina, que les théâtres lui refusent.
En 1850, il quitte Grimstad pour Kristiania.
Il y fonde, avec BottenHansen, l'hebdomadaire Andhrimner.
Il sait désormais qu'il sera écrivain, mais sa pauvreté est grande.
(Il sort aux heures des repas pour
faire croire à sa logeuse qu'il va les prendre au dehors.) Ibsen se prononce en faveur du mouvement ouvrier que Marcus Thrane dirige en
Norvège, mouvement réprouvé par le Storting et réprimé par le gouvernement.
Il est écoeuré de la réaction de son pays, mais son travail
d'écrivain lui importe trop pour qu'il s'en laisse détourner par l'action politique.
En 1851, Ole Bull, le directeur du théâtre de Bergen,
l'engage pour des fonctions assez imprécises mais qui mettent fin à sa pauvreté.
Il écrit une pièce après l'autre, s'attachant surtout à des
sujets historiques, drames maladroitement ténébreux et parfois inspirés de la Volsungasaga, le Niebelungenlied nordique.
En 1857, il
devient codirecteur du théâtre de Kristiania où il travaille avec Björnson à la fondation d'un art dramatique national.
La même année, il
épouse Suzannah Thoresen, fille d'un pasteur de Bergen.
Ils auront un fils, Sigurd, qui deviendra un homme d'État important de son pays.
En 1862, il écrit son premier drame réaliste, la Comédie de l'Amour, violente satire contre le mariage qui soulèvera dans la société
norvégienne une tempête d'indignation.
Il indispose ses compatriotes par ses idées et par sa campagne en faveur de l'intervention de la
Norvège dans l'affaire du Slesvig et du Holstein.
Le théâtre de Kristiania fait faillite et Ibsen retombe dans une période sombre.
Il ne
travaille plus et se met à boire.
Ulcéré de l'insuccès de ses écrits, indigné aussi du refus de son pays à secourir le Danemark (Ibsen était
scandinaviste), il quitte la Norvège en 1864 pour vivre en Italie et en Allemagne.
C'est là qu'il écrira le meilleur de son oeuvre.
A part
quelques brefs séjours en Norvège, il n'y reviendra définitivement que vingt-sept ans plus tard, salué cette fois comme un génie national.
Il s'installe, en 1891, à Kristiania.
Il y achève, en 1906, sa vie de grand bourgeois anarchiste.
La dénonciation des préjugés et des hypocrisies sur lesquels la société a fondé sa morale est l'acte par lequel Ibsen a donné à son oeuvre
sa signification dominante.
Avec un éclatant idéalisme il se révolte contre cette fausse morale qui méconnaît les véritables valeurs de
l'homme et, en même temps, par une curieuse contradiction qui semble être un effet de son pessimisme, il montre comment l'idéalisme
aboutit à un échec.
Les principaux drames d'Ibsen racontent l'histoire d'un échec : échec de l'idéalisme sentimental avec la Comédie de
l'Amour, échec de l'idéalisme religieux avec Brand, échec de l'idéalisme de la vérité avec Un ennemi du peuple et le Canard sauvage.
De
l'une à l'autre de ces deux dernières pièces on sent une très nette accentuation du pessimisme ibsénien.
La première, malgré tout, se
termine par une parole chargée d'une farouche espérance : "L'homme le plus fort est celui qui est le plus seul", tandis que la seconde ne
laisse aucune issue à ses personnages.
"Ne vous servez donc pas, dit l'un d'eux, de ce terme élevé d'idéal quand nous avons pour cela,
dans le langage usuel, l'excellente expression de mensonge." On se demande si Ibsen a écrit ces pièces contre les hommes qui sont
incapables de supporter la vérité ou contre les idéalistes qui veulent, pour leur malheur, la leur imposer.
Pourtant Ibsen croit aux vertus agissantes de l'amour et, par-dessus tout, il croit aux forces de l'individualité.
Il est significatif que la seule
pièce d'Ibsen qui finisse bien, la Dame de la mer, repose sur un personnage à qui il a été donné de prendre conscience de la
responsabilité de ses actes et de choisir librement son destin.
C'est aussi cette poursuite de la liberté de penser et d'agir qui oppose Jean
Rosmer au recteur Kroll, dans Rosmersholm, mais ici l'on assiste à un singulier gauchissement dans le sujet même du drame.
Il semble
qu'Ibsen se soit soudain désintéressé des grands problèmes moraux, sociaux et familiaux qui ont toujours hanté son oeuvre et qui se
trouvaient conjugués dans Rosmersholm, et qu'il se soit pris d'une passion irrésistible pour entraîner ses personnages jusqu'au fond de
leur noirceur.
Ce qui fait penser à ces mots prononcés dans le Canard sauvage : "Il est bon qu'on se plonge de temps en temps dans le
côté ténébreux de l'existence." Ibsen s'y plonge en dessinant la figure inquiétante de Rébecca West, et dès lors surgiront dans son
théâtre des êtres dont l'étrange nature dominera de si haut les données du drame que la logique de celles-ci s'en trouvera un peu
ébranlée : c'est Hedda Gabler, cruelle et désespérée, et c'est Hilde Wangel, la poétique et démoniaque jeune fille de Solness le
constructeur.
Solness est la plus complexe des oeuvres d'Ibsen et la plus représentative de ses préoccupations les moins clairement explicitées.
De
l'enchevêtrement de ses thèmes se détachent le tourment de la pureté, la volonté de puissance (qu'on retrouvera, poussée jusqu'à
l'absurde, dans John-Gabriel Borkman), le dualisme entre l'amour et le devoir, la solitude de l'homme révolté.
Mais là où le personnage
de Solness apparaît le plus manifestement comme un double symbole du bon et du mauvais génie ibsénien, c'est dans le fait que ce
constructeur est aussi possédé du démon de la destruction : il détruit tout passé, il détruit tout bonheur autour de lui et finit par se
détruire lui-même.
Ibsen semble ne s'être jamais fait d'illusions sur le bonheur à conquérir par-delà sa révolte contre le mensonge et
contre la société.
C'est en cela qu'il était véritablement anarchiste.
Il le fut au nom de la plus grande noblesse des idées, mais il était trop
intelligent pour croire à leur triomphe, lui qui écrivit, avec un humour amer : "Il ne faut jamais mettre son meilleur pantalon quand on va
combattre pour la liberté.".
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