Herman Melville
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Herman Melville
Au temps où les baleiniers de Nantucket restaient plusieurs années le jeune Melville (vingt-deux ans) s'embarque sur l'un d'eux, puis sur
un navire de guerre, et court les océans.
Revenu en Amérique, il fait lire ses récits de voyage avec un certain succès et publie ses grands
livres dans l'indifférence et l'incompréhension.
Après la publication et l'échec d e L'Homme de Confiance (1857), Melville, découragé,
"consent à l'annihilation".
Devenu fonctionnaire des douanes et père d e famille, il entre dans un silence presque complet (quelques
poèmes de loin en loin) qui va durer une trentaine d'années.
Il se hâte d'écrire un jour ce chef-d'oeuvre, Billy Budd (terminé en avril
1891), pour mourir, quelques mois plus tard, oublié (trois lignes de notice nécrologique dans le New York Times).
Il devra attendre notre
temps pour que l'Amérique et l'Europe lui donnent enfin sa place, parmi les plus grands génies de l'Occident.
Il est à peine moins commode de parler en quelques pages d'une oeuvre qui a la dimension tumultueuse des océans où elle est née que
de résumer la Bible ou de condenser Shakespeare.
Mais pour juger au moins du génie de Melville, il est indispensable d'admettre que ses
ouvrages retracent une expérience spirituelle d'une intensité sans égale et qu'ils sont en partie symboliques.
Certains critiques ont discuté
cette évidence qui ne parait plus guère discutable.
Ces livres admirables sont de ceux, exceptionnels, qu'on peut lire de façons
différentes, à la fois évidents et mystérieux, obscurs comme le plein soleil et pourtant limpides comme une eau profonde.
L'enfant et le
sage y trouvent également nourriture.
L'histoire du capitaine Achab, par exemple, lancé de la mer australe au Septentrion à la poursuite
de Moby Dick, la baleine blanche qui lui à coupé la jambe, peut sans doute se lire comme la passion funeste d'un personnage fou de
douleur et de solitude.
Mais elle peut aussi se méditer comme l'un des mythes les plus bouleversants qu'on ait imaginés sur le combat de
l'homme contre le mal et sur l'irrésistible logique qui finit par dresser l'homme juste contre la création et le créateur d'abord, puis contre
ses semblables et contre lui-même.
N'en doutons pas, s'il est vrai que le talent recrée la vie, alors que le génie, de surcroît, la couronne
de mythes, Melville est d'abord un créateur de mythes.
J'ajouterai que ces mythes, contrairement à ce qu'on en a dit, sont clairs.
Ils ne sont obscurs que dans la mesure où la racine de toute
douleur et de toute grandeur est enfouie dans la nuit de la terre.
Ils ne le sont pas plus que les cris de Phèdre, ou les silences de Hamlet,
ou les chants de triomphe d e Don Giovanni.
I l m e semble pouvoir dire au contraire (et ceci mériterait un grand développement) que
Melville n'a jamais écrit que le même livre indéfiniment recommencé.
Ce livre unique est celui d'un voyage, d'abord animé de la seule et
joyeuse curiosité de la jeunesse (Typee, Omoo, etc.), ensuite habité par une angoisse de plus en plus brûlante et égarée.
Mardi est le
premier, et magnifique, récit où Melville déclare ouverte cette quête que rien n'apaisera et au bout de laquelle, pour finir, "poursuivants et
poursuivis fuient sur un océan sans bords".
C'est dans cet ouvrage que Melville prend conscience du fascinant appel qui, sans cesse,
retentit en lui.
"J'ai entrepris un voyage sans carte." Et encore : "Je suis le chasseur sans repos, celui qui n'a pas de foyer." Moby Dick ne
fera que pousser à la perfection les grands thèmes de Mardi.
Mais la perfection artistique ne suffisant pas non plus à étancher la sorte de
soif dont il est question ici, Melville recommencera dans Pierre ou les Ambiguïtés, chef-d'oeuvre manqué, à peindre la quête du génie et
du malheur dont il consacrera l'échec ricanant au cours du long voyage sur le Mississippi qui fait le sujet de L'Homme de confiance.
Ce livre sans cesse réécrit, cette inlassable pérégrination dans l'archipel des songes et des corps, sur l'océan "où chaque vague est une
âme", cette odyssée sous un ciel vide, font de Melville l'Homère du Pacifique.
Mais il faut ajouter aussitôt qu'Ulysse avec lui ne retrouve
jamais Ithaque.
La patrie où Melville aborde aux portes de la mort et qu'il immortalise dans Billy Budd est une île déserte.
En laissant
condamner à mort le jeune matelot, figure de beauté et d'innocence, qu'il aime tendrement, le commandant Vere soumet son coeur à la
loi.
Et dans le même temps, par ce récit sans faille qu'on peut placer au rang des tragédies antiques, le vieux Melville nous annonce qu'il
accepte, pour la première fois, que soient tuées l'innocence et la beauté afin qu'un ordre soit maintenu et que le navire des hommes
continue d'avancer vers un horizon inconnu.
A-t-il alors obtenu vraiment la paix et la demeure définitive dont il disait pourtant qu'elle ne
se trouvait pas dans l'archipel Mardi ? Ou s'agit-il au contraire de ce naufrage dernier que Melville, désespéré, demandait aux dieux ? "On
ne peut blasphémer et vivre", s'était-il écrié.
Au sommet du consentement, Billy Budd n'est-il pas le plus haut blasphème ? Nul ne pourrait
le dire et si Melville à ce moment a vraiment consenti à un ordre terrible ou si, à la poursuite de l'esprit, il s'est laissé conduire comme il
l'avait demandé "au-delà des récifs, dans des mers sans soleil, dans la nuit et la mort".
Mais nul en tout cas, mesurant la longue
angoisse qui court dans sa vie et son oeuvre, ne manquera de saluer la grandeur, plus déchirée encore d'être conquise sur soi-même, de
la réponse.
Mais ceci, qui devait être indiqué, ne doit égarer personne sur le vrai génie de Melville et sur la souveraineté de son art.
La santé, la force,
un humour jaillissant, le rire de l'homme y éclatent.
Il n'a pas ouvert la boutique de sombres allégories qui enchantent aujourd'hui la triste
Europe.
En tant que créateur, il est par exemple aux antipodes de Kafka dont il fait sentir les limites artistiques.
Chez Kafka, l'expérience
spirituelle, pourtant irremplaçable, déborde l'expression et l'invention qui restent monotones.
Chez Melville, elle s'équilibre à elles et y
trouve constamment son sang et sa chair.
Comme les plus grands artistes, Melville a construit ses symboles sur le concret, non dans le
matériau du rêve.
Le créateur de mythes ne participe au génie que dans la mesure où il les inscrit dans l'épaisseur de la réalité et non
dans les nuées fugitives de l'imagination.
Chez Kafka, la réalité qu'il décrit est suscitée par le symbole, le fait découle de l'image, chez
Melville le symbole sort de la réalité, l'image naît de la perception.
C'est pourquoi Melville ne s'est jamais séparé de la chair ni de la
nature, obscurcies dans l'oeuvre kafkaïenne.
Le lyrisme de Melville, qui fait penser à celui de Shakespeare, se sert au contraire des quatre
éléments.
Il mêle la Bible et la mer, la musique des flots et des sphères, la poésie des jours et une grandeur atlantique.
Il est
inépuisable comme ces vents qui courent les océans déserts pendant des milliers de kilomètres et, arrivés à la côte, trouvent encore la
force de raser des villages entiers.
Il souffle, comme la démence de Lear, au-dessus des mers sauvages où se tapit Moby Dick et l'esprit
du mal.
Quand la tempête est passée, et la destruction totale, voici l'étrange apaisement qui monte des e a u x primitives, la pitié
silencieuse qui transfigure les tragédies.
Au-dessus de l'équipage muet, le corps parfait de Billy Budd tourne alors doucement au bout de
sa corde dans la lumière grise et rose du jour qui grandit.
T.
E.
Lawrence plaçait Moby Dick à côté des Possédés de Dostoïevski ou de Guerre et Paix de Tolstoï.
On peut y joindre sans hésiter Billy
Budd, Mardi, Benito Cereno et quelques autres.
Ces livres déchirants, où la créature est accablée mais où la vie, à toutes les pages, est
exaltée, sont des sources inépuisables de force et de pitié.
On y trouve la révolte et le consentement, l'amour indomptable et sans terme,
la passion et la beauté, le langage le plus haut, le génie enfin.
"Pour perpétuer son nom, disait Melville, il faut le sculpter sur une lourde
pierre et le couler au fond de la mer : les abîmes durent plus que les sommets." Les abîmes ont en effet leur vertu douloureuse, comme
eut la sienne l'injuste silence où vécut et mourut Melville, et le vieil océan qu'il laboura sans relâche.
De ces ténèbres incessantes, il tira
au jour ses oeuvres, visages d'écume et de nuit, sculptés par les eaux, et dont la royauté mystérieuse commence à peine de rayonner sur
nous qu'elle nous aide déjà à sortir sans effort de notre continent d'ombres, pour aller enfin vers la mer, la lumière et son secret..
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