Honoré de Balzac : Lettre à Madame Hanska (1834)
Extrait du document
Honoré de Balzac : Lettre à Madame Hanska (1834)
[La correspondance de Balzac avec Madame Hanska est un exemple célèbre d'une relation amoureuse née d'une relation épistolaire. A 33 ans, en 1832, Balzac est un auteur connu, lorsqu'il reçoit de Russie, la lettre d'une admiratrice qui signe « l'Étrangère ». II s'agit d'Ève Hanska, comtesse polonaise mariée à un riche propriétaire terrien russe. S'engage une longue correspondance, entrecoupée de brèves rencontres, en Suisse.]
[Genève, janvier 1834]
Si tu savais combien de superstitions tu me donnes. Dès que je travaille, je mets à mon doigt le talisman, cet anneau1 sera à mon doigt pendant toutes mes heures de travail, je le mets au premier doigt de la main gauche, avec lequel je tiens mon papier, en sorte que ta pensée m'étreint, tu es là avec moi, maintenant au lieu de chercher en l'air mes mots et mes idées je les demande à cette délicieuse bague et j'y ai trouvé tout Séraphita2. Amour céleste, que de choses j'ai à te dire, et pour lesquelles il faudrait les saintes heures pendant lesquelles le coeur sent le besoin de se mettre à nu. Les adorables plaisirs de l'amour ne sont que les moyens d'arriver à cette union, cette fusion des âmes. Chère, avec quelle joie, je vois mes fortunes de coeur, et le sort de mon âme assurés. Oui, je t'aimerai, seule et unique dans toute ma vie. Tu as tout ce qui me plaît. Tu exhales pour moi, le parfum le plus enivrant qu'une femme puisse avoir, cela seul est un trésor d'amour. Je t'aime avec un fanatisme qui n'exclut pas cette ravissante quiétude d'un amour sans orages possibles. Oui, dis-toi bien que je respire par l'air que tu aspires, que je ne puis jamais avoir d'autre pensée que toi. Tu es la fin de tout pour moi. Tu seras La Dilecta jeune3, et déjà je te nomme La Prédilecta 4, ne murmure pas de cette alliance de deux sentiments, je voudrais croire que je t'aimais en elle5, et que les nobles qualités qui m'ont attendri, qui m'ont fait meilleur que je n'étais, sont toutes en toi.
Je t'aime, mon ange de la terre, comme on aimait au Moyen-âge, avec la plus entière des fidélités, et mon amour sera toujours plus grand, sans tache, je suis fier de mon amour. C'est le principe d'une nouvelle vie. De là, le nouveau courage que je me sens contre mes dernières adversités. Je voudrais être plus grand, être quelque chose de glorieux pour que la couronne à poser sur ta tête fût la plus feuillue, la plus fleurie, de toutes celles qu'ont noblement gagnées les grands hommes. N'aie donc jamais ni défiance, ni crainte; il n'y a pas d'abymes dans les cieux. Mille baisers pleins de caresses, mille caresses pleines de baisers. Mon Dieu, ne pourrais-je donc jamais te faire bien voir combien je t'aime, toi, mon Ève. A bientôt, les mille baisers seront dans mon premier regard.
1. « le talisman, cet anneau » : Madame Hanska avait offert à Balzac une bague à cachet lors de leur rencontre à Neufchâtel, quelques semaines auparavant.
2. Séraphita est le titre du roman que Balzac est en train d'écrire à ce moment.
3. « La Dilecta » (signifiant « aimée » en latin) est le surnom donné par Balzac à Madame de Berny, sa maîtresse de 22 ans son aînée. Madame Hanska serait donc une « Dilecta jeune » alors que Madame de Berny est une Dilecta âgée ...
4. « La Prédilecta » : la préférée.
5. « elle » : Madame de Berny.
Liens utiles
- Bal chez madame de Bauséant - Honoré de BALZAC - Le Père Goriot.
- Honoré de Balzac, La Duchesse de Langeais, chapitre III, 1834.
- Honoré de Balzac - Le Père Goriot
- Madame de Sévigné, Lettre du 3 février 1695 à Emmanuel de Coulanges.
- Honoré de Balzac